mardi 15 août 2023

Un Fortuney ... infortuné ... sans fortune ! Lettre du peintre Fortuney à Joseph Uzanne (Marseille, le mercredi 29 mai 1912). "Je suis dans une période noire rien ne me réussit. Tout se ligue contre moi malgré mon courage, mes efforts de tous les instants."



Marseille mercredi 29 mai 1912

Mon cher monsieur Uzanne (*)

Vous ne m'en avez pas voulu n'est-ce pas d'être parti de Paris sans aller vous revoir et vous remercier de votre si grande amabilité à mon égard.
Ma situation était si compliquée (et elle continue même à l'être) que je ne faisais pas hélas ! ce que je voulais.
Ce soir je suis désespéré et j'écris à tout hasard à mes amis de Paris De profundis clamavi !
Je suis dans la situation la plus agoissante qu'il soit possible d'avoir.
Nous allons, ma famille et moi, être expulsés de la villa où nous étions à Carqueranne le 1er juin et je n'ai pas de nouveau logement, pas d'argent et pas de possibilité de vendre mes productions ici, où je suis depuis 10 jours, faisant des efforts inouis pour trouver le billet de 500 francs nécessaire. Je suis dans une période noire rien ne me réussit. Tout se ligue contre moi malgré mon courage, mes efforts de tous les instants.
Je quitte les miens le coeur déchiré (ils ne m'ont vu que 2 jours depuis mon retour de Paris, et ici je suis impuissant à sortir de cet abîme.
J'ai des commandes pour Paris mais qui nécessiteraient une tranquillité relative de 15 jours au moins. Hélas ! Quand pourrai-je être ainsi, ou dormir seulement.


Mes nuits sont affreuses depuis que je suis à Marseille, et devant mon chevalet, dans ma chambre d'hôtel, je ne peux pas trouver un ton, pas faire une ligne, l'angoisse me jette dehors. Je crois que je pourrai dénicher une commande rapide, je sens pour presque rien, ce que je réussis à faire c'est affreux. Je traverse une période effrayante.
Et mes enfants ! qui attendent là-bas, je ne peux pas rester en place à la pensée de ce qui peut nous arriver samedi prochain si je n'ai pas réussi, on nous garderait nos meubles, nos effets, après la saisie de Paris. Je me trouve dans la plus affreuse misère. Et j'ai 5 enfants.
Puisque vous vous êtes offert si généreusement et amicalement monsieur Uzanne à me rendre service que je serais dans l'angoisse, venez à mon aide aujourd'hui. Prêtez-moi cent francs même. Je demande le même service à d'autres amis. Il y en a beaucoup qui ne me répondront même pas, je le sais, mais je sais que vous si vous le pouvez vous ferez cela pour votre malheureux ami;
Si j'étais seul, je ne demanderais rien à personne, mais pour mes petits je me trainerais à genoux pour implorer, et pourtant je suis fier.
Vous ne m'en voulez pas d'abuser ainsi de votre amitiés. Mais je vous sais un si grand coeur, je vous écrit le mien, je vous en serai infiniment reconnaissant.


Envoyez-moi télégraphiquement si possible, je n'ai osé vous écrire qu'au dernier moment, alors que je n'ai plus aucun espoir de m'en sortir tout seul.
Merci d'avance et croyez-moi bien profondément et bien affectivement, votre tout dévoué, peintre et ami, [signé] Fortuney (**) 87 rue de la Palud, Marseille






(*) il doit s'agir ici, sans aucun doute possible, de Joseph Uzanne (1850-1937), rédacteur et secrétaire des Albums Mariani et ami des artistes. En 1912 il travaille encore sur les figures contemporaines Mariani.

(**) Fortuney, Louis Fortuney (1875-1951), de son véritable nom Léon Ernest Fortuné Andrieux, est un peintre pastelliste qui a fait l'Ecole des Beaux-arts de Toulouse. Il dessine le quotidien initié par Toulouse-Lautrec, Renoir, Gervex, Sisley. Anarchiste il refuse d'exposer au Salon. Il peint dans une veine proche du fauvisme et de l'expressionnisme sans pourtant appartenir à aucune école. Il excelle surtout dans le pasetel. "Après une vie parisienne de la Belle époque avec les élégantes chapeautées en ligne de mire et les prostituées, l'artiste amoureux de la couleur se rapprochera de la Méditerranée et de on maître Renoir dans le pays cannois et aussi de l'Estérel dont il saisira les nombreuses calanques. Comme souvent dans ces belles histoires l'artiste décède dans un quasi anonymat, ses oeuvres sont dispersées tout au long de sa vie." (article "Un artiste méconnu, Léon Ernest Fortuné Andrieux" in journal L'indépendant du 15 mars 2016). Au moment de cette lettre (mai 1912), Fortuney à 37 ans et donc 5 enfants. Sa situation financière semble alors des plus critiques. Nous ne savons pas si Joseph Uzanne a répondu favorablement à sa demande d'argent mais l'on peut espérer que tel fut le cas (et pourtant nous savons par diverses sources le côté pingre de Joseph Uzanne). Joseph Uzanne mourut en 1937 dans le plus grand dénument d'après les sources consultées. En 2023 les oeuvres de Fortuney se trouvent assez facilement pour quelques centaines à quelques milliers d'euros (dessins, pastels, peintures). Lettre de notre collection privée | Bertrand Hugonnard-Roche | août 2023

Mise en ligne le mardi 15 août 2023 par Bertrand Hugonnard-Roche

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