Octave Uzanne décide de publier ce très beau volume alors qu'il va fêter son cinquantième anniversaire. C'est une très intéressante collaboration d'écrivains qui fournit ici un corpus de textes sur le Paris 1900. Octave Uzanne réussit à rassembler autour de lui et d'un même thème de jeunes écrivains en devenir, d'autres déjà arrivés.
C'est à notre connaissance la seule collaboration effective autour d'un livre entre Octave Uzanne (éditeur-directeur), Jean Lorrain et Alfred Jarry, pour ne citer que les deux auteurs les plus connus encore aujourd'hui.
Nous avons eu la chance de tomber récemment sur un des 16 exemplaires de collaborateurs. Il s'agit de l'exemplaire d'Hugues Rebell qui donne deux textes pour ce beau livre (Snobs et Snobinettes de Sport et Femmes du d'Harcourt).
Une chose très étrange est à remarquer concernant la publication de ce volume. A la justification du tirage (verso du faux-titre) et au colophon (achevé d'imprimer), on peut lire que ce livre a été édité "pour les Bibliophiles Contemporains". Volume achevé d'imprimer sur les presses typographiques de l'imprimerie Firmin-Didot et Cie au Mesnil (Eure) le 20 avril 1901. Or, la société des Bibliophiles Contemporains avait été dissoute depuis plusieurs années déjà (dissolution réclamée par Octave Uzanne lui-même et votée le 10 novembre 1894). En cette année 1901 cette société n'existe plus et n'a plus de réalité. C'est sous le vocable des Bibliophiles indépendants qu'Octave Uzanne publie désormais ses beaux livres d'artistes. On retrouve d'ailleurs cette mention "A Paris, pour les Bibliophiles indépendants, chez le libraire Henry Floury, 1901." Ont été déjà publiés sous l'adresse des Bibliophiles indépendants : 1896 - Badauderies Parisiennes (Les Rassemblements - Physiologie de la Rue) (collectif), illustrations par F. Valloton et Fr. Courboin.
1896 - Voyage autour de sa Chambre par Octave Uzanne, illustrations par Henri Caruchet
1898 - La Leçon bien apprise par Anatole France, illustrations par Léon Lebègue
1899 - La Porte des Rêves par Marcel Schwob, illustrations par George de Feure
1900 - Contes Blancs par Jules Lemaître, illustrations par Blanche Odin. A la suite de ces Figures de Paris (1901) viendront les Chansons de l'Ancienne France avec des illustrations de William Graham Robertson (1905). Alors pourquoi avoir indiqué par deux fois dans ce volume "Edité pour les Bibliophiles Contemporains" avec les majuscules d'usage. Une erreur n'est pas envisageable. Par contre, un méchant coup de patte aux anciens Bibliophiles Contemporains qui lui ont mené la vie dure au sein d'une société de bibliophiles qu'Octave Uzanne entendait mener à sa guise sans qu'on lui imposa d'autres vues artistiques que les siennes, voilà certainement la solution à cette incohérence.
Autre particularité de l'exemplaire. Ceux que nous avons pu voir possèdent les illustrations hors-texte avec quelques rehauts d'aquarelle. L'exemplaire Hugues Rebell est resté en noir. Les couvertures imprimées ont été conservées en deux morceaux (reliés au début et à la fin du volume).
L'exemplaire que nous avons en mains (Ex. Hugues Rebell) a été très simplement relié en demi-basane aubergine. Il porte le n°212 imprimé au composteur et cet envoi autographe d'Octave Uzanne : "à Hugues Rebell avec mes remerciements, [signé] Octave Uzanne".
Nous reproduisons ci-dessous le texte donné par Octave Uzanne pour cet album : Trottins. Octave Uzanne est ici encore alerte question "Feminies" malgré ses 50 ans approchant. La carrière d'éditeur-bibliophile touche à sa fin avec cet ouvrage réussi. En 1905 paraîtra un ultime volume publié sous les hospices de cette société bibliophilique "libertaire" : Les Chansons de l'ancienne France illustrées par William Graham Robertson (ce volume tiré à seulement 150 exemplaires).
* * *
TROTTINS
Gracieuses, légères, sautillantes, musardes,
le visage curieusement chiffonné, la frimousse drôle, vaguement perverse, l’œil quêteur et fouinard dans l'anémie des
traits, Mesdemoiselles les Trottins, carton au bras, jupes retroussées sur les
fausses maigreurs irritantes des hanches, s'en vont sur les boulevards, excitant les désœuvrés, éveillant les instincts
des faunes modernes qui aussitôt entrent en chasse
à la poursuite de leurs charmes de fruits verts.
Elles sortent de l'atelier de la Couturasse ou de
la boutique de la modiste du quartier de La Paix. Elles ne sont
encore que Coursières, Arpettes ou Groulasses, — comme disent les
grandes du métier, — et elles traînent leurs tristes bottines sur le
bitume et le pavé de bois à cette fin d'aller aux rassortiments
dans le gros ou de porter aux clientes du dernier v'lan un
chouette Bagnolet à plumes ou quelque frais paillasson tout fleuri,
au goût du jour.
Elles ont de quatorze à dix-sept ans ; presque toutes sont
de vraies gosselines de Paris, des momignardes des faubourgs,
élevées à la diable dans des milieux grouillants et tapageurs,
parmi les disputes, les gros mots ou les scènes d'amour des parents, et les récits des grandes sœurs. Elles ont subi tous les
contacts malsains, connaissent le vocabulaire et l'argot des
Cythères les plus crapuleuses et elles s'épanouissent délicieusement dans la curiosité du vice et dans le désir instinctif de
la perdition avec une sorte d'ingénuité extravagante dont le
contraste irritant n'est pas un de leurs moindres charmes.
Blagueuses, drôlichonnes, futées, chercheuses de mots drôles,
de gestes délurés, ces gavroches en jupe sont les singes de
l'atelier, celles dont on s'amuse et qu'on malmène aussi parfois
durement, car elles doivent servir à toute besogne, porter les
billets doux des ouvrières en titre, faire les commissions chez le
troquet, chez le cochonnier ou le darioleur et rapporter en cachette
les pains fourrés, les demi-septiers et les « choses » à la crème.
— Interpellées, commandées par toutes à la fois, elles ne s'ahurissent point, les petites, et c'est miracle qu'elles puissent encore
apprendre dans ces tohu-bohu à coulisser, apprêter, laitonner et
à chiquer « l'envollée d'un nœud », selon le terme des modillons.
Le soir, quand elles quittent la boîte, à l'heure où les amoureux poirottent sur le trottoir, jusqu'à l'instant où apparaissent
leurs petites amies, les Trottins s'ensauvent bruyamment comme
une bande de moineaux francs à travers la chaussée. — A les
voir gambader, se tirer des flûtes, se faire des niches, rire éperdument et chantonner des refrains à quiproquos, à sous-entendus
osés, on ne soupçonnerait guère les menues misères qu'elles
ont endurées toute la journée, les courses fournies, les médiocres nourritures grignotées au coin des tables, et les insalubrités, l'inconfortabilité qui les attend encore aux logis du Paternel, dans les galetas lointains ou les mansardes du centre.
Leur jeunesse triomphe de tout, leur insouciance leur permet
d'oublier, aussitôt la sortie de la cage, les vexations de la patronne
ou les insolences de ces demoiselles arrivées et pécores. Et les
voilà en route, seules ou groupées pour la joie des vieux Messieurs, œilladant pour rire, heureuses d'être suivies, emboîtées
par des types, de s'entendre murmurer à l'oreille des propos
inconvenants ou de se sentir frôlées, pincées même dans leur
marche rapide par des « espèces de saligauds » qui les font pouffer.
*
* *
Les chers petits Trottins, ivresse de la rue parisienne, charme
du regard, minois nécessaires dans le décor de la grande ville,
combien ne les a-t-on pas chantés, poétisés, stylisés en littérature
et en art ! Du café-concert au Livre, de la chromogravure au tableau de genre, le goût moderne s'est plu à faire trottiner leurs
gentillesses élégantes, leurs silhouettes fines, à montrer leur rire
gamin, leur regard de côté ou leur flânerie de gosse tout le long
des boutiques de chiffons ou de bijoux.
On ferait un recueil extraordinaire en collectionnant tout ce
qui a été écrit en tout genre sur ces menues gigolettes des modes.
Il y aurait même une Biblio-inconographie du Trottin à essayer et
qui ne serait pas sans agrément. — Au hasard, parmi les poètes
plutôt obscurs qui les enfermèrent dans les papillotes de leurs
vers, citons ces quatrains de M. Abel Letalle :
Trottant, trottant, trottant, trottant,
Trottinant, toutes très gentilles,
Le pied menu, l'œil éclatant,
Elles s'en vont, les belles filles.
Qu'elles sont reines, quand leur main
Soulève un petit pan de robe,
Qui laisse flotter en chemin
Un parfum que l'air nous dérobe !
Oh ! qu'on aime à les voir souvent
Avec leur gaîté claire et blonde !
Comme, avec leur sourire au vent,
Chacun ferait le tour du monde !
Jusqu'au jour où, peu résolus
A trottiner, trotter sans cesse,
De par la faveur d'une. altesse,
Les beaux trottins ne trottent plus.
Ce sont là des versiculets légers, faciles à mettre en musique ; beaucoup d'autres sont de la même famille et pourraient servir de couplets à des romances de beuglants qui seraient frontispicées d'un dessin suggestif à la façon de M. Jean Béraud, le grand provocateur de la chromolithographie contemporaine et le maître de l'article de Paris.
Mais les Trottins, lors d'une grève récente des Demoiselles de la couture, ont eu mieux que la chanson sentimentale. Ils ont obtenu la Marche Révolutionnaire des Couturières et des camelots vendirent et chantèrent même dans les rues et carrefours une Carmagnole faite pour leur complaire :
I
Que demande un petit Trottin (bis)
De chez Worth ou de chez Paquin? (bis)
Un peu plus de salaire,
Moins de travail à faire,
Et trois coups de torchon,
Vive le son, vive le son,
Et trois coups de torchon,
Vive le son du violon !
II
L'Industrie a des chevaliers (bis)
Qui régalent leurs ateliers. (bis)
Mais, ô jeunes compagnes,
Il vaut mieux, hors du bagne,
Se nourrir de chanson !
Vive le son, vive le son,
Se nourrir de chanson,
Vive le son du violon !
Les pauvres filles durent vite retourner à leurs ateliers. Leurs
escapades à la Bourse du travail ne furent point de longue durée.
Aucun député ne leur vint en aide. Étaient-elles électrices ? —
Certes non ! Donc, elles ne comptaient guère. Notre démocratie,
basée sur ses suffrages, pourrait-elle s'inquiéter du sort de femmes
qui ne votent pas et dont par conséquent elle ne redoute rien ?
*
* *
Le Trottin parisien existe depuis le dix-huitième siècle. Les
voyageurs étrangers qui ont laissé des relations de leur visite chez
nous ne manquent guère de vanter le charme de gentilles trotteuses de modes rencontrées dans la rue. Dans le Voyage Sentimental, Sterne nous montre la visite d'une jolie marchande à
son hôtel et dessine d'une façon exquise les coquetteries et le
curieux maniérisme de la demoiselle. En parcourant le « Recueil
de la Mésangère », on voit d'amusants spécimens du Trottin sous le
Directoire, avec le large carton à chapeau couvert de papier moucheté et les cheveux à l'évaporée sous la cornette ou la marmotte nouée joliment sur le front. Plus tard, au temps des Grisettes, le
Trottin Romantique nous est montré, combien joli encore sous sa
guimpe de dentelles, avec les larges manches à gigot, le tablier
mignon et festonné, le jupon court et ample, montrant le bas de
la jambe et le pied minuscule embrodequiné avec esprit. — Déveria, Johannot, Henri Monnier et Gavarni immortalisèrent les
demoiselles de modes de cette époque de renaissante Renaissance
en des pages qui ont conservé un charme infini.
L'histoire du Trottin est parallèle à celle de nos mœurs et de
notre parisianisme. Restif de la Bretonne, l'amoureux du Pied de
Fanchette et des jolies boutiquières de Paris, est le premier à
nous parler de ces jolies fleurs du Pavé, dont Sébastien Mercier,
dans son Tableau de Paris, évoqua maintes fois la grâce et la
beauté.
Combien de reines du théâtre et de la galanterie entrèrent
dans la vie parisienne sous figure de Trottin ! — La liste en serait
longue à faire, les aventures plaisantes à écrire et la psychologie
surtout étrange à présenter, car le plus souvent, ce titi femelle
dégingandée, si voyante d'apparence, si facile au quolibet et si
pervertie en surface, n'attend que l'amour pour se métamorphoser,
pour révéler la limpidité d'une âme ingénue, d'un esprit bienheureux et délicieusement gobeur. La petite coursière, comme tant de
ses semblables, est généralement une crâneuse de vices, une fanfaronne de précoce dévergondage ; elle prend un genre pour faire
comme les autres, pour qu'on ne la blague pas. Elle fait volontiers
croire qu'elle a vu le loup pour qu'on ne l'ennuie plus à la taquiner
à ce sujet, mais au fond de ses curiosités de gosse, le loup lui fait
grand'peur. Elle se réserve, elle est toute à son rêve sentimental
intime et la Romance bébête qu'elle chante en gouaillant et en
grasseyant à l'atelier, la fait plutôt vibrer et pleurer quand elle est seule ; la romance lente, traînarde, toute trempée de sentimentalisme, convient absolument à son état de cœur.
Nini et Musette sont en majorité dans la corporation de ces
frêles marcheuses qui, dans le relevé des faits divers, au chapitre
des suicidées par amour contrarié, forment la majorité.
Tant que le Trottin existera, la grisette n'aura point disparu.
Octave UZANNE.(*)
Autres illustrations de l'ouvrage
(*) Figures de Paris. Ceux qu'on recontre et celles qu'on frôle. Illustrations de Victor Mignot (l’illustration comprend 20 planches en couleurs à pleine page par Victor Mignot, et des lettrines et ornements dans le texte en noir - une couverture illustrée qui court sur les deux plats et le dos). Proses de MM. Maurice Beaubourg. — André Beaunier. — Saint-Georges
de Bouhélier. — Louis Codet. — Franc-Nohain. —Alfred Jarry. — Gustave Kahn.
— Tristan Klingsor. — Albert Lantoine. — Jean Lorrain. — Charles-Louis Philippe. — Edmond Pilon. — Georges Pioch. — Hugues Rebell. — Octave Uzanne.
Imprimé pour les Bibliophiles Indépendants
et se trouve chez le libraire Henry Floury
1, Boulevard des Capucines, à Paris, 1901. 1 volume in-4. Cette Publication des Figures de Paris éditée pour les Bibliophiles Contemporains
par les soins et sous la direction
de M. Octave Uzanne
a été tirée exactement à 218 exemplaires numérotés :
200 pour les souscripteurs sur vélin de Hollande, 16 pour les collaborateurs sur vélin de Hollande et 2 sur Japon à la forme pour contenir les dessins originaux. Achevé d'imprimer
pour les Bibliophiles Contemporains
par les soins et sous la direction de M. Octave Uzanne sur les presses typographiques de l'imprimerie Firmin-Didot et Cie, au Mesnil (Eure) le 20 Avril 1901. Ce volume contient, dans leur ordre d'apparition, les textes suivants : Snobs et Snobinettes de Sport, par Hugues Rebell ; Sergot, par André Beaunjer ; Pierreuse, par Jean Lorrajn Camelot, par Alfred Jarry ; L'Invalide, par Franc-Nohain ; Terrassiers, par Maurice Beaubourg ; Le Crieur de dernières nouvelles, par Edmond Pilon ; Cochemuche, par Albert Lantoine ; Silhouettes de Montmartre, par Gustave Kahn ; Trimbaleur de Refroidis, par Saint-Georges de Bouhélier ; Petite Blanchisseuse, par Edmond Pilon ; Ramasseur de mégots, par Tristan Klingsor ; Femmes du d'Harcourt, par Hugues Rebell ; Troubades, par Edmond Pilon ; Cipal (Garde de Paris), par Charles-Louis Philippe ; Le Garçon de Café, par Franc-Nohajn ; Coltineurs, par Louis Codet ; Porteurs de Babillardes (Facteur), par Georges Pioch ; Fleuriste, par Saint-Georges de Bouhélier ;
Trottins, par Octave Uzanne.
Bertrand Hugonnard-Roche
NDLR : Cet article a été commencé de rédigé le 21 janvier 2018. Il a été achevé le 18 mars 2021 suite à l'acquisition de l'exemplaire Hugues Rebell.
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