mercredi 21 septembre 2016

Les reliures en papier-cuir japonais : Amand pour exemple. (vers 1880-1887) - Octave Uzanne promoteur !



Reliure en papier-cuir japonais signée Amand


Cette reproduction de reliure (cartonnage serait le terme le plus judicieux) se trouve dans l'ouvrage d'Octave Uzanne : La reliure moderne, artistique et fantaisiste paru chez Edouard Rouveyre en 1887. L'exemplaire appartenait à la bibliothèque de M. Edouard Rouveyre lui-même, ami de l'auteur et qui s'est prêté au jeu de montrer au lecteur quelques unes des reliures novatrices posées sur ses propres rayonnages. Octave Uzanne possédait également ce type de reliure, au point qu'il en avait fait un véritable axe de recherche esthétique, le tout sous la main de l'habile relieur Amand. Dernièrement c'est la librairie Le Pas Sage qui s'est intéressé de près à ce type de reliure qui peut revêtir bien des aspects différents. Nicolas Lieng a donné en tête de son catalogue une définition concise et convaincante des différents papier-cuir japonais qui, il faut bien l'avouer, par la richesse de leurs motifs et par la diversité des matériaux, laisse souvent l'amateur moderne en extase interrogative tant il est souvent difficile de dire de quoi sont faites ces reliures exotiques.
Nicolas Lieng reprend d'ailleurs ce qu'Octave Uzanne écrivait dans La reliure moderne, artistique et fantaisiste en 1887 :

"L’Amateur artiste montre généralement un faible pour les japonaiseries, et, depuis quinze ans, sous l’inspiration de quelques littérateurs de goût, on a fabriqué de très nombreuses reliures originales avec cette sorte de papier estampé fait avec l’écorce du kozo et qui, grâce aux procédés des ouvriers de Tokio, devient un véritable cuir doré, frappé, résistant à l’humidité, ressemblant, dans une note plus riche encore, aux plus beaux spécimens des cuirs de Cordoue ou des Flandres ; — certains de ces papiers cuirs sont des merveilles inexprimables, d’un dessin inouï d’imaginative et d’une incroyable orgie de tons, où les poudres de bronze et d’étain luttent contre les vernis rouges et verts et les laques brunes aux plus chauds reflets. — Les saillies miroitent et étincellent, et, nu milieu des éblouissantes arabesques cuivrées, mordorées ou vernissées, se déroulent des rondes fantastiques d’animaux, des envolées d’ibis et d’oiseaux bizarres, des guirlandes de fleurs et de fruits d’une extraordinaire exécution et d’un fini superbe. On recouvre avec ces cuirs inimitables tous les ouvrages de littérature fantaisiste et colorée, les Théophile Gautier, les Méry, les de Goncourt, les Maupassant, les livres d’art et les romans qui planent dans le bleu de l’Idéal ; pour les volumes d’un style plus sobre, il est possible d’employer les cuirs monochromes, gaufrés, d’un ton mat ou luisant, des imitations de peau de chagrin , des papiers à empreintes granulées, des peaux couvertes d’une impression à dessins étranges et même des crépons distendus, rutilants de couleur et de vie. Les soies japonaises trouvent fort bien leur emploi ; elles sont le plus souvent dans les notes douces et d’une harmonie de tissu qui convient on ne peut mieux aux légers cartonnages, — quelques amateurs y ajoutent sur les plats une ou deux de ces mignonnes appliques de bronze japonais représentant des bestioles, des oiseaux ou des gnomes. C’est d’un effet exquis et d’un bon goût absolu. qu’un amateur bien doué, sous le rapport de l’œil et du sentiment de la couleur, peut aussi se pro- curer à peu de frais. Je ne saurais m’étendre sur ce point ; la reproduction seule par les procédés les plus compliqués pourrait donner une idée de ces jolies choses, et en dépit des phrases les plus ruisselantes d’inouïsme, je ne parviendrais certes point ici à gagner le lecteur à mes idées aussi complètement que je le désirerais. Je prêche donc le mépris du convenu, l’indépendance de la manière, la personnalité extérieure et tangible de la bibliothèque de chaque amateur, l’originalité sur toutes les coutures du livre. La Reliure moderne doit être expressive, riante, chaude et bigarrée, extravagante même ; il la faut telle à nos yeux assoiffés de couleur et anémiés par le jansénisme des modes et les grisailles à la détrempe de ce temps sans reliefs ; nos demeures laborieuses demandent à être vivifiées par le chatoiement et la vivacité des nuances et par le soleil des ors ou les reflets lunaires de la platine; les Livres, nos chers et meilleurs amis, nos compagnons les plus sûrs, qui nous soustraient aux soucis d’existence et aux heures mélancolieuses, doivent être vêtus en princes d’Orient, comme des rois mages de l’idée, comme les grands prêtres des visions de l’âme; nous devons les soustraire, ces anti-bourgeois, à l’embourgeoisement du costume et aux lamentables confections chagrinées qui pullulent de toutes parts. Que nos bibliothèques brillent donc comme des météores de la pensée, que tous les tons de l’arc-en-ciel y fusionnent dans un passage adouci des demi-teintes jusqu’aux plus orgueilleuses colorations. — Ne craignons point d’y apporter de l’exagération ; parfumons-les même de senteurs et d’essences délicates ; il n’est point de passion véhémente qui n’ait son grain de folie et pas de folies qu’on ne pardonne aux profonds amoureux. Telle sera la conclusion de ces incohérentes causeries. — Puissé-je avoir convaincu quelques-uns et séduit le plus grand nombre ! Je le souhaite, sans oser trop vivement l’espérer. — C’est à mes très précieux lecteurs qu’il convient de répondre." (pp. 428-431).

Le lecteur moderne tranchera, en effet !

Cartonnage en papier-cuir japonais par Amand pour Octave Uzanne
(premier plat)


Nous avons eu la chance de retrouver un exemplaire Octave Uzanne du Calendrier de Vénus (Paris, Edouard Rouveyre, 1880). Ce volume porte l'ex libris gravé de l'auteur ainsi que deux notes manuscrites autographes à l'encre rouge. La première note se trouve sur le feuillet de garde blanc qui précède la couverture imprimée conservée. On peut lire : Exemplaire sur Japon, relié en cuir japonais sur mes indications et fournitures par Amand. 24 juillet 1880. Signé Octave Uzanne. Outre la couverture en couleurs de Daniel Vierge gravée par Marius Perret, Octave Uzanne a fait relier une épreuve unique fournie par Gillot et tirée par Daniel Vierge lui-même et signée à la main par Daniel Vierge. La note est signée Octave Uzanne. L'exemplaire est tiré sur Japon ancien et il possède un faux-titre spécial avec imprimé exemplaire n° et inscrit à la plume : de M. Uzanne (de la main d'Edouard Rouveyre). D'après la justification du tirage il y a eu seulement 10 exemplaires sur Japon (ancien). Soit le plus faible tirage après 4 exemplaires sur parchemin, et avant 16 exemplaires sur papier de Chine, 20 exemplaires sur Renage et 50 exemplaires sur Whatman. L'exemplaire en question peut être considéré comme un petit miraculé de Bibliopolis ! Déniché aux USA, dans un état proche de l'Ohio ... (Cf. Isabelle Adjani pour les incultes) ... les plats du cartonnage bradel plein papier-cuir japonais étaient détachés. Le volume avait subi quelques légères mouillures (vicissitudes du temps ...) et il fallait restaurer tout cela dans l'esprit "Uzanne" après la lettre. Que faire ? le dos était manquant et je ne savais absolument pas à quoi il pouvait bien ressembler. Je suppose que le dos était fait de la même matière que les plats c'est-à-dire d'un papier-cuir japonais (fourni par Octave Uzanne comme il nous le dit lui-même). Ce papier d'un motif jamais rencontré jusque là est composé de feuillages et de fruits le tout dans un camaïeu de doré-bronze. Le décor des plats est parfaitement conservé. Nous avons fait le choix de ne pas réinterpréter la pensée d'Octave Uzanne sans savoir et demandé à notre restauratrice de faire un montage bradel en créant un dos rapporté en plein papier uni de papier japonais Lokta (ton caramel clair). Le dos reste donc muet. Les plats retrouvent alors toute leur importance. Ce volume ne se trouvait curieusement pas dans le catalogue de la première vente Uzanne de mars 1894. Un autre exemplaire sous le n°422 relié par Champs en demi-rel. mar. citron avaient des gardes de papier japonais. Voir les photos ci-dessus et ci-dessous pour notre exemplaire restauré.

Cartonnage en papier-cuir japonais par Amand pour Octave Uzanne
(second plat)


Ces reliures japonisantes faisaient le régal du jeune Uzanne, 29 ans au moment où il confie au relieur Amand l'exécution de cette reliure et d'autres encore. Qui a dit que la jeunesse et la bibliophile n'allaient pas de paire ? Quoi qu'il en soit il faut reconnaître à Octave Uzanne cette envie de nous transmettre ce goût pour l'Asiatique livresque. Ne se qualifiait-il pas lui-même dans un envoi autographe au Toqué (Charles Cousin) d'Archi-Japonais ? Personnellement j'adhère complètement. Édouard Rouveyre, Edmond de Goncourt ou Philippe Burty pour ne citer qu'eux à l'époque ont également suivi le même chemin d'art.

Ce petit billet voulant servir de mémorandum pour les temps futurs pour les bibliophiles qui seraient sensibles aujourd'hui ou demain à ce type de reliures. Qu'ils se sentent libres de m'envoyer des photographies de leurs exemplaires ou de ceux qu'ils auraient pu rencontrer, le tout accompagné d'un minimum d'informations bibliographiques.

A bientôt
Bertrand Hugonnard-Roche



Cartonnage en papier-cuir japonais par Amand pour Octave Uzanne
(doublure de papier pailleté doré fait main)

5 commentaires:

  1. Une tentative sérieuse de changement fut introduite par Amand (Pierre Chevannes, dit) au cours des années 1873-1876, avec ses « reliures emblématiques » et ses « reliures parlantes », ces dernières intégrant souvent des vignettes serties dans de vastes médaillons floraux exécutés en mosaïque de cuir de couleur.

    Pascal FULACHER, Jacques GUIGNARD, « RELIURE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 22 septembre 2016. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/reliure/

    d'Amand on ne sait pas grand chose, je crois avoir lu d'Uzanne lui-même qu'il était originaire de l'Yonne ou non loin. Il y a peut-être eu entre eux une amitié régionaliste, comme souvent avec Uzanne. Je regarderai demain ce que je trouve sur Amand.

    Bonne soirée,
    Bertrand

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  2. Amand, Pierre Chevannes dit (1830-1899)

    Relieur-doreur parisien établi vers 1860, 12 rue de l'Ancienne-Comédie, puis vers 1880, 18 rue du Dragon.

    Flety (J.). - Dictionnaire des relieurs français ayant exercé de 1800 à nos jours. - Editions technorama, 1988



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  3. Voici ce qu'écrit Octave Uzanne dans son ouvrage La reliure moderne, artistique et fantaisiste (Paris, Ed. Rouveyre, 1887, p. 182-187) :

    "A côté d'eux [MM. Cuzin, Motte, Thibaron et Joly, Chambolle-Duru, Allô, Gruel et Engelmann], dans la pénombre de la publicité, je vois de plus modestes praticiens, très épris de leur métier et rêvant de l'ennoblir et de le distinguer davantage : tels est M. Amand (*), relieur doreur, qui depuis plus de quinze ans [vers 1872] lutte pour le triomphe de ses idées et qui n'est suivi que par un petit nombre de fidèles et de curieux, amis de la fantaisie originale. - Je ne discuterai pas la facture des ouvrages de M. Amand, le poussé de ses dorures, la perfection de ses dos, l'équerre de ses plats, l'élégance de ses nerfs ou le poli de ses maroquins ; dix de ses confrères viendraient m'affirmer que c'est une mazette que je répondrais encore : "je ne m'en soucie mie."
    Ce que je sais, c'est que maître Amand, tout en reliant très honnêtement et très artistiquement, est un des ouvriers contemporains qui ont montré le plus d'efforts et d'ingéniosité réelle pour créer la pleine reliure, allégorique ou emblématique, dont je parlais tout à l'heure.
    A toutes les Expositions qui ont eu lieu depuis une vingtaine d'années, on a pu toujours voir ses conceptions de mosaïques gracieuses en rapport avec le texte du volume : des bouquets, des oiseaux, des attributs variés, des personnages même en maroquin de différents tons, majestueusement campés sur les plats avec une mignonne répétition du sujet sur le dos. - M. Amand eût mérité vingt fois les encouragements des différents jurys, mais tous les braves gens qui composent ces sortes de commissions sont traditionnaires eux aussi, très fermés aux idées d'art léger, au progrès qui brise les formules, et ils pensent dans leur étroitesse bourgeoise que sortir du convenu c'est aussi offenser les convenances. - Il est regrettable que M. Amand ait été frappé d'une brutale hémiplégie qui lui interdit momentanément tout travail personnel ; ses ouvriers seuls sont là pour imiter ses jolies combinaisons de mosaïque, et de plus il est assez heureux pour pouvoir les guider chaque jour dans leurs travaux."

    (*) Amand, Pierre Chevannes dit Amand, relieur-doreur parisien établi vers 1860, 12 rue de l’Ancienne-Comédie, puis vers 1880, 18 rue du Dragon. Né le 15 juin 1830 à Guerchy dans l’Yonne. Apprenti doreur chez Reiss rue de la Sorbonne en 1844, il suivit en outre les cours de dessin de la rue des Grès, devenue rue Cujas. Ouvrier puis artisan il s’intéressa aux livres romantiques et se constitua une importante bibliothèque qui fut vendue en 1871. Frappé d’hémiplégie en 1885, son matériel fut repris par Giraudon, maroquinier-relieur, 1 rue Thérèse, en 1888. Amand mourut le 10 janvier 1899 dans le dénuement le plus complet à Ivry, à la maison des incurables. (Fléty, Dictionnaire des relieurs français de 1800 à nos jours. Paris, Technorama, 1988, p. 11).

    Amand était originaire de Guerchy dans l'Yonne, une généalogie reste à faire ... (à toi JP).

    En fait il suffit de relire mon article ici :

    http://www.octaveuzanne.com/2013/05/octave-uzanne-et-le-relieur-amand-dans.html

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  4. Je viens de retrouver son acte de naissance dans l'état civil numérisé de Guerchy (Yonne). Il est bien né le 15 juin 1830 à Guerchy d'un père André Chevanne (28 ans) cultivateur audit Guerchy. Pierre Amand étaient ses deux prénoms donnés à la naissance. Sa mère s'appelait Edmée Laurence Amiot (25 ans).

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