LA BIBLIOTHÈQUE D’UN BIBLIOPHILE
Physiologie des Catalogues de bibliophiles. — La
bibliothèque d’Eugène Paillet et M. Henri Beraldi. — Un défilé
d’amateurs. — Un exemplaire unique des Contes de La
Fontaine, avec dessins originaux de Fragonard. — Les merveilles
du XVIIIᵉ siècle. — La comédie des bibliophiles. — L’art
d’illustrer des livres à vignettes de ce siècle. — Un Béranger
incomparable. — Desideratum d’une Bibliographie
bibliographique des Amis des Livres.
u
catalogue de ses livres, écrivait un jour Jules Janin, on
connaît un homme. Il est là dans sa sincérité, voilà son rêve
et voilà ses amours.
— Adorablement juste.
Le catalogue d’un bibliophile, c’est, à vrai dire, le miroir
intellectuel de sa vie et mieux encore son testament dressé en vue
de tous les amis connus ou inconnus. On retrouve là l’esprit du
lettré, l’expression la plus caractérisée de ses goûts, de son
caractère, de son tact artistique, en même temps qu’on y perçoit
nettement le sentiment réel de son entité. Donnez-moi le catalogue
d’un ami des livres, et mieux que par la graphologie ; mieux que
par la phrénologie, la chiromancie ou la cartomancie, je vous dirai
les aptitudes naturelles, les facultés affectives, les goûts
dominants du bibliophile précité. — Rien de plus expressif qu’un
catalogue détaillé ; suivant la méthode et le dénombrement
bibliographique ou bien d’après la nature et l’état des livres,
on reconstitue aisément l’individualité, la tactilité morale et
affinée, la poétique, la courtoisie, la causticité et aussi la
défensivité d’un amateur sérieux.
Prenez le catalogue de la bibliothèque du cardinal Dubois, le
catalogue des livres du maréchal d’Estrées, celui de M. de
Lamoignon, étudiez les livres de Mᵐᵉ de Pompadour ou de Mᵐᵉ
Du Barry, analysez la bibliothèque de Renouard, d’Armand Cigongne
ou de Silvestre de Sacy, mettez en parallèle la biographie et les
trésors bibliographiques de ces amoureux du livre, et vous serez
frappé des relations incroyables qui se rencontrent entre l’homme
et ses propres livres.
Le catalogue d’un vrai bibliophile est non seulement un
révélateur indiscret sur les mœurs de celui qui l’a formé, il
est aussi un temple de gloire, un milieu de bonne compagnie d’où
sont exclus tous les auteurs à succès éphémères, tous les pitres
de la réclame et de l’histrionisme littéraire, toutes les
médiocrités qui ont abusé des faveurs du public. Les catalogues
des nobles et belles bibliothèques remettent en lumière définitive
et préparent à la postérité les vaincus de la veille, les
délicats écrivains étouffés dans la mêlée ; ils prononcent
ainsi un appel et ils ne présentent le plus souvent, revêtus de la
pourpre du maroquin, que des rois de la pensée, des princes de la
subtilité, des aristocrates de la plume et du crayon.
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Sous ce titre : la Bibliothèque d’un bibliophile, un
élégant et spirituel amateur, M. Henri Béraldi, vient de publier
un coquet petit livre d’environ 150 pages, de format in-12, tiré à
200 exemplaires numérotés. Il s’agit ici de la bibliothèque de
maître Eugène Paillet, conseiller à la Cour d’appel de Paris et
président de la très illustre et charmante société des Amis
des livres, autrement dit du Grand Référendaire de l’Académie
des cinquante. M. Eugène Paillet ne possède guère qu’un millier
de volumes ; sa bibliothèque n’est point encombrante, mais il a su
réunir chez lui l’élite, la crème des beaux et bons livres et
ses visiteurs, experts en la matière, s’accordent tous sans
conteste pour estimer à environ un demi-million les mille numéros
de son étonnant catalogue.
M. Henri Béraldi, le jeune bibliographe de ces trésors, est
lui-même un passionné des livres et des estampes ; iconophile de
premier ordre, possesseur d’une collection de gravures unique en
son genre, il a déjà édité pour ses confrères en toquade un
délicieux opuscule intitulé : Mes Estampes, qui n’a
jamais été mis dans le commerce et qui a révélé chez son auteur
des qualités d’humour, de verve à l’emporte-pièce, que
beaucoup d’entre nous ne soupçonnaient guère sous son apparence
un peu flegmatique. - Ce bibliophile militant a déjà rédigé, en
collaboration avec le baron Roger Portalis, trois volumes
considérables, en six parties, sur Les Graveurs du XVIIIᵉ
siècle, qui font connaître au lecteur plus de quatre cents
artistes du dernier siècle ; il travaille en outre en ce moment à
une œuvre qui paraîtrait insensée si l’on n’était assuré
qu’il la conduira à bon port ; nous voulons parler de son Guide
de l’amateur d’estampes modernes, en cours d’impression
sous le titre général Les Graveurs du XIXᵉ siècle, dans
lequel cet audacieux entreprend l’inventaire minutieux de toutes
les planches gravées depuis l’an VIII jusqu’à nos jours, avec
biographies succinctes, appréciations sobres et liste d’estampes
aussi complète que possible.
C’est ce laborieux et aimable catalographe qui nous introduira,
rue de Berri, dans le cabinet de travail de maître Eugène Paillet,
le dimanche après midi, jour de réception de cet illustre président
des Amis des livres, qui sait accueillir avec une grâce et
une urbanité parfaites les membres titulaires et correspondants du
cénacle des jeunes bibliophiles.
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Donnons audience à messire Henri Béraldi, il nous présentera
d’abord, en guise de préface, l’hôte de céans assis devant sa
petite table sur un fauteuil tournant.
Petite tenue de bibliothèque, veston de velours noir, rehaussé
d’un point rouge à la boutonnière, et toque de tourne. — Que
fait-il ? — Il est bien attentif ! Devant lui sont étalés
plusieurs volumes épiautés ; il prend délicatement les
feuilles de ces livres, il les mesure, il les rapproche, il les
compare. — Ciel ! Pourquoi cet éclair dans le regard ? Qu’y
a-t-il ? Une paille ? une tare dans le papier ? une tache ? un
raccommodage ? un feuillet refait, une faiblesse dans l’impression
?... Mais non, le monocle braqué dans l’œil retombe, tout est
bien, et de ces cinq exemplaires du même livre, que vous voyez,
étalés sur sa table, il va, sur tout à l’heure un volume de
haute saveur, parfait, irréprochable, composé avec les feuilles les
mieux venues de chaque exemplaire : alors, raffinements des
raffinements, volupté suprême, il pourra annoter son livre de cette
mention magique : Le plus bel exemplaire connu ! (moi seul
et c’est assez !)
Mais la solitude du bibliophile ne tarde pas à être troublée.
M. Béraldi nous fait défiler très ingénieusement tous les
bibliophiles de grande marque, en caractérisant d’un trait
malicieux leur dada, leur monomanie spéciale, en soulignant
leur manière d’être et de paraître. Regardons :
On sonne. M. de Lacretelle. Il vient voir la nouveauté du jour :
un volume tout fraîchement rentré de la reliure… il prend le
livre pour l’examiner, que va-t-il dire ! — Il le soupèse :
n’aurait-il pas la densité spécifique particulière aux livres
bien reliés et prouvant de l’homogénéité du battage ? Il le
pince : la coiffe fléchira-t-elle sous les doigts, indice d’un
corps d’ouvrage trop mou ? Il exerce sur les deux plats des
tractions en sens opposés : le livre serait-il faiblement emboîté
? Il fait claquer les plats contre les gardes : le volume ainsi
percuté rendrait-il un son défavorable ? Il flaire le fond :
sentirait-il la colle ? — Il examine le dos, en décrit les livres
parfaits : aurait-il un défaut ? les nerfs seraient-ils trop épais
ou trop minces ? le titre serait-il en caractères trop forts ou trop
maigres ? Le maroquin aurait-il un grain trop gros ? trop petit ?
trop écrasé ? pas assez ? — Il l’ouvre pour regarder la
doublure, il fait miroiter l’or de la dentelle intérieure, il se
présente les deux plats à la fois pour en mieux apprécier l’effet
; le décor ne serait-il pas d’un goût absolu ? le feuillette en
faisant résonner le papier sous le doigt… C’est fini ! tout est
au mieux ! le jugement est approbatif… soulagement
: un trésor de plus sur les rayons !
N’est-ce pas en quelques lignes un aimable Traité des
différentes qualités qui concourent à la perfection d’un livre ?
Ne quittons pas l’huissier Béraldi. On sonne, M. de Villeneuve
paraît.
Il se fait donner un certain livre à figures qu’il demande,
s’installe près de la feuillette et, silencieux, l’examine à
fond ; gageons qu’il mûrit un achat et qu’après comparaison
réfléchie, la semaine ne se passera pas sans que sa bibliothèque
ne se soit augmentée d’un volume de haut choix.
Voici venir M. de Lignerolles, le grandissime bibliophile, le type
du collectionneur gentilhomme, le de Thou, le d’Hoym de notre
siècle ; on le complimente sur sa dernière victoire à l’hôtel
Drouot. Il reçoit l’éloge avec modestie, presque fâché qu’on
sache que le précieux livre est désormais le nombre des ses
merveilles ; voilà bien l’amateur de l’ancienne roche ! — On
sonne, MM. de Tinan et Bauchaud ; le premier prend dans la
bibliothèque un petit volume et tire de sa poche pour le mesurer un
petit instrument d’ivoire que, dans la langue ordinaire, on nomme
simplement double décimètre, mais que, lui raffiné, a imaginé de
baptiser Elzéviromètre, ce qui a tout à fait grand air.
Le second est rayonnant, ainsi qu’il convient à un homme qui vient
d’effectuer le mariage de Villon avec Louise Labbé. En français
courant, cela signifie que, possédant déjà un exemplaire de la
rarissime édition originale des Poésies de Louise
Labbé, il vient d’acquérir et de mettre sur le même rayon
de sa bibliothèque un précieux Villon de 1537. La conversation
devient singulièrement animée, technique et excitante à la fois.
On sonne encore chez maître Paillet, la sonnette ne s’arrête
pas, et l’audiencier Béraldi annonce à la suite presque tous les
membres titulaires de la jeune et ardente société des Amis des
Livres, Henri Houssaye, Georges Masson, de Saint-Genies,
Rodrigues, Truelle, Saint-Evron, Roger Portalis, Begis, de
Champ-Repus, Cusco, Daguin, Charles Cousin, etc.
Ami Béraldi, vous ne m’avez point nommé parmi tous ces fidèles
du maroquin. Voilà qui est perfide. Il est vrai que je ne suis
jamais aux Dimanches du Président, ayant trop affaire dans ma
bibliothèque pour aller pâlir d’envie devant celles d’autrui.
C’est égal ! vous êtes un mauvais collègue et je vous dénonce à
la postérité. Un joli sujet pour prix de Rome, voyez-vous ça ? Un
ami des livres indigné livrant son confrère aux Furies vengeresses.
Si ces furies savaient s’y prendre, je sais bien ce qu’elles
feraient ; elles vous rôtiraient à petit feu doux, sur un brasier
alimenté par les plus beaux États avant la lettre… avant
le socle… avant le point… qui composent les œuvres de
Fiquet, de Choffart, de Saint-Aubin, de Moreau, d’Eisen ou de
Marillier. — Puissent ce terrible cauchemar, ingrat, hanter
désormais vos nuits !
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Le catalogue de la bibliothèque d’Eugène Paillet est divisé
par les soins d’Henri Béraldi de la manière suivante, qui rompt
intelligemment avec la routine de la classification bibliographique :
Manuscrits in-4 et livres du XVIᵉ siècle ;
Livres divers, XVIIᵉ siècle ;
Elzéviers et éditions de Hollande ;
Éditions originales anciennes ;
Livres divers, XVIIIᵉ siècle ;
Livres à figures, XVIIIᵉ siècle ;
Livres à figures, période intermédiaire ;
Livres illustrés modernes ;
Premières éditions modernes, romantiques, etc.
Pour les bibliothèques des grands amateurs, il me semble que ces
divisions devraient être généralement adoptées, ce sont les plus
conformes à la logique, et elles ont le mérite de ne point égarer
le lecteur. De plus, et je ne saurais trop insister sur ce point, M.
Béraldi a inauguré ici une méthode d’annotations vives, alertes,
imprévues, humoristiques, tour à tour caressantes, ironiques et
cruelles pour lesquelles il a acquis le droit incontestable de se
faire patenter. Après avoir inséré un ouvrage selon toutes les
règles prescrites en matière de catalographie, il laisse son esprit
bourdonner autour et alentour de ce livre, et le voilà parti avec
une allure du diable à nous conter mille et une anecdotes, des
faits, des échos ; il trace ici la physiologie d’un libraire, là
il agite une discussion à propos d’un relieur, plus loin il met
aux prises deux bibliophiles médisant d’un confrère, d’autre
part il sème des réflexions judicieuses ou abracadabrantes au sujet
de telle impression moderne : Toute la lyre, je vous le dis, il la
possède toute, de la note grave à la note sarcastique. Cette
méthode unique, et qu’on ne saurait trop encourager, nous met en
humeur d’absorber un catalogue avec autant de plaisir qu’un
chapitre de Sterne.
J’en donne une preuve. Il s’agit du plus beau manuscrit de la
bibliothèque Paillet et je transcris fidèlement :
N°
10. — Contes de La Fontaine, manuscrit de la fin du XVIIIᵉ
siècle, en 2 volumes grand in-4ᵒ, à l’encre noire, verte et
rouge (par Monchassieu), illustré de 50 dessins de camaïeux
reproduisant les compositions de Choffart (d’après Marolles), et
contenant cinquante-sept dessins originaux de Fragonard,
exécutés pour Bergeret, fermés au général, qui n’a fait
transcrire que les cinquante-sept contes pour lesquels il possédait
des dessins.
À la suite de cette
description, M. Béraldi écrit la note suivante :
La reliure est de Derôme, en maroquin rouge, grecque et
encadrements sur les plats, dos orné double de tabis.
La
merveille de la bibliothèque Paillet !
L’histoire de ce livre est connue, cependant il faut la rappeler
ici en détail, pour l’esbattement et instruction de la gent
bibliophile.
Il fut autrefois en la possession de M. Feuillet de Conches, qui
l’acheta dans le bon temps, pour un prix minime, presque pour rien,
pour une grimace, comme disait Sieurin ; on le retrouve
ensuite chez divers amateurs, mais passons.
Le voici à vendre et on en
demande vingt-cinq
mille francs !
Laisser échapper un pareil chef-d’œuvre est absolument
impossible !
Mais, d’un autre côté, débourser vingt-cinq mille francs
d’argent, cela demande réflexion, il n’y a aucune honte à
l’avouer. D’ailleurs, ces achats contestés sont le fait des
collectionneurs plus riches que forts ; on doit laisser aux « gros
sacs » cette manière brutale et banale d’opérer ; le grand
collectionneur procède d’une façon plus complète et plus
intéressante.
Il faut trouver dans sa bibliothèque les matériaux d’un
échange habile qui procurera un fort acompte sur la somme.
Et voilà notre bibliophile planté devant ses livres, cherchant,
non pas quem devoret, mais au contraire ce qu’il va
abandonner en pâture au minotaure Morgan. Imaginez un père obligé
de choisir parmi ses enfants celui qui sera mangé !
Il faut sacrifier un morceau de premier ordre, il n’y a pas à
dire, sans cela point d’affaire. Allons ! pars, mon beau Faublas,
pars avec tes précieux dessins originaux de Marillier ; pars avec ta
suave reliure de Trautz, bleue double d’orange ; pars, je verse sur
toi des pleurs, mes regrets t’accompagnent. Je te laisse échapper
pour mille francs ; si jamais je te retrouve pour cinq, crois bien
que je ne te manquerai pas… pauvre Faublas… Mais quand
je pense à ces cinquante-sept merveilleux dessins de Fragonard…
Allons, va-t’en !… va-t’en !
Ah ça, maintenant assez de sacrifices et jouons serré. — Hors
d’ici Contes de Perrault de 1781, livre estimé, mais si
mal fait ; tu es en vogue, les amateurs font des folies pour toi :
c’est le moment de te lâcher à bon prix.
Si Calypso se montra inconsolable du départ d’Ulysse, je me
consolerai fort bien, moi, de celui du Télémaque, édition
originale par parties. Hors d’ici.
Quoi encore ? L’Heptaméron de 1559 : allons, soit.
Mais, j’y pense, les Comédies de Regnard, éditions
originales… Si nous sacrifiions cet excellent Regnard ? Va pour
Regnard !
Il manque encore quelque chose. Oh ! oh ! un roman de Restif de la
Bretonne, le plus rare, il est vrai, mais dont je ne me soucie guère.
Combien en demander ? pour quel prix insensé le jeter dans la gueule
du monstre ? trois mille francs, pas un sou de moins… S’il allait
hésiter ? Morbleu, il faudra qu’il l’avale (sic).
Et, en effet, le tout fut avalé pour vingt-deux mille francs,
et, moyennant trois mille francs de menue monnaie, Fragonard entra
triomphant dans la bibliothèque du bibliophile !
Mais ceci n’est rien encore !
Vous savez que tous ces dessins exquis sont inédits en majeure
partie ; de plus, ceux qui ont été publiés plus tard ont été
gravés d’une façon qui n’est pas absolument conforme aux
dessins originaux. lesquels ne sont pas très faits, il a fallu en
préciser toutes les indications et les engraver.
Voilà qu’un beau jour le libraire Rouquette flaira une forte
opération et vint demander au bibliophile de le laisser graver ses
cinquante-sept dessins en fac-similé par Martial. Refus. — Mais je
vous abandonne le tiers du bénéfice le second tiers étant pour le
graveur et le dernier pour moi — Refus… Rouquette insiste, il
persécute ; il fait vibrer la corde sentimentale : Pourquoi priver
de ces reproductions en fac-similé les bibliophiles qui les désirent
et qui les attendent avec passion !
Cette raison décide tout ; on grave les dessins, on tire à
nombre limité d’exemplaires, qui se vendent sur-le-champ ; on fait
le compte : Rouquette gagne trente mille francs, Martial en reçoit
autant, notre bibliophile autant.
Son livre de vingt-cinq mille francs lui coûte ainsi cinq mille
francs de bénéfice… Il est vrai qu’il en vaut cinquante mille.
L’histoire de ce livre incomparable est, on le voit, contée
avec un esprit très original, nuancé de fine ironie. Ainsi tout le
long de ce catalogue les notes se suivent, tantôt foisonnantes de
détails curieux, de pièces inédites, de traits mordants, tantôt
succinctes, à peine retouchées d’un mot à sensation ou d’une
pointe acérée. Ce ne sont plus ici de longues phrases passionnées
sur l’amour des livres à la façon de Janin ou de Sylvestre de
Sacy ; beaucoup moins alambiqué est l’ami Béraldi ; il cause, il
bavarde, il pointe, il éclate, il étincelle, il part en fusées, il
est pyrique, endiablé, étourdissant, rutilant ; il provoque le
rire, il égaye, il intéresse, il passionne même parfois, il sait
au fait de tous les racontars, il connait son bibliophile moderne
comme pas un ; il supplie à tous les reflets d’humour et ne vise
pas au style et parfois cependant il nous lance, sans crier gare, des
choses extraordinaires qui seraient des bonnes fortunes de
littérateur. En résumé, on peut dire que c’est le Desgenais
ou le Caliban de la bibliophilie de cette époque.
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Je passerai sur les incunables et les livres du XVIᵉ siècle de
la bibliothèque Paillet, bien que je voie là d’importants
spécimens des impressions de Mentelin et de Gutenberg, des Antoine
Vérard, des Heures à l’usage de Reims, des romans de
chevalerie, des éditions princeps de nos poètes de la Pléiade et
surtout des reliures de Trautz à croix, rosaces et compartiments à
froid qui feraient à eux seuls l’orgueil légitime d’un
bibliophile. Le XVIIᵉ siècle ne nous arrêtera pas davantage
malgré ses éditions originales hors ligne et la façon toute
plaisante avec laquelle le commentateur ne craint pas de « blaguer »
cet infortuné La Bruyère à propos de sa boutade sur la
tannerie d’un amateur de livres. — M. Béraldi est sans
pitié pour le moraliste : assez de tannerie, semble-t-il
dire, nous a-t-il assez tannés avec ce mot ! Attends un peu
!… Et sans respect pour le caractère du nouveau Théophraste, il
l’exécute avec une scie prestigieuse et une furia
charmante.
La partie du catalogue qui contient la nomenclature des livres à
figures du XVIIIᵉ siècle est incontestablement la plus
remarquable. On y découvre toutes les merveilles signées par
Gravelot, Boucher, Eisen, Moreau, Choffart, Monnet, Cochin,
Lebarbier, Marillier, Duplessis-Bertaux, de Saint-Quentin, dans tous
les états possibles et sous des reliures à rêver, soit anciennes,
soit modernes. — Voici les Œuvres de Molière, 1734, avec
figures de Boucher, 6 vol. grand in-4° de première date, dans une
fraîche reliure de maroquin rouge, aux armes et au chiffre de
Caraman-Chimay, puis la Manon Lescaut de 1753, en 2 vol.
in-12, avec figures de Gravelot et Pasquier, exemplaire très grand
de marges, avec le rarissime carton de la page 149 du tome Iᵉʳ.
Je remarque plus loin Il Decamerone de Giovanni Boccaccio,
1757, 5 vol. in-8°, avec les illustrations de Gravelot du premier
tirage, y compris la suite libre, avec la griffe
sur les figures des cinq volumes. — Le seul exemplaire qui ait été
relié par Trautz, sur brochure, en maroquin orange avec
compartiments sur les plats. Puis une perle richement enchâssée :
Les Contes de La Fontaine, édition dite des Fermiers
généraux, 1762, exemplaire du premier tirage, avec le bon état
du portrait de Choffart (dans le cul-de-lampe du Rossignol),
auquel on a ajouté vingt-quatre figures doubles, reliure en maroquin
rouge à trois filets, dos orné ; par Letellier fils, maître
relieur parisien.
Un bel exemplaire des Baisers de Dorat, 1770, contenant
les épreuves tirées hors texte de tous les fleurons dans
une condition irréprochable ; reliure extraordinaire de
Chambolle-Duru (denture de Marius Michel) en mosaïque et doublée en
mosaïque. — Autre bel exemplaire du Jugement de Paris,
par Imbert, 1772 ; la reliure est de Bauzonnet, en maroquin rouge
doublé de tabis ; les fleurons de Choffart y sont en tirage hors
texte avec leurs eaux-fortes. Enfin un admirable exemplaire des
Fables de Dorat, 1773, contenant les fleurons de Marillier
tirés hors texte et à toutes marges, des deux
états avant la lettre, bref, tout ce qu’on peut rêver, y
compris même l’en-tête et le cul-de-lampe de l’édition
précédente de 1772 ; la reliure est de Cuzin, en maroquin citron,
dentelle à petits fers sur les plats, doublée de maroquin rouge,
semée de roses et de papillons.
Ô lecteur ! s’écrie le commentateur, si vous n’êtes pas
bibliophile, vous ne pouvez savoir quel effort représente la
confection d’un pareil exemplaire des Fables de Dorat !
c’est le treizième travail d’Hercule.
Voici votre texte, il s’agit d’avoir les fleurons et vous
n’êtes pas assez heureux pour les avoir trouvés tous à la fois
!! Il faut vous décider à procéder par fractions.
Un premier achat vous met en possession de la moitié des
précieuses vignettes. Sans trop de difficultés vous trouverez
encore un autre lot ; vous voilà aux deux tiers de la tâche ; là
commence la chasse des lots entiers achetés au poids des billets de
banque pour vous procurer seulement deux ou trois pièces ; puis
mille démarches pour écouler vos doublés à quelque amateur sans
trop de perte, ou un échange proposé à un rival ; vingt-cinq
fleurons offerts contre un qui vous manque ; puis le joli tiré du
second volume qui passe en vente publique, s’il allait vous
échapper ! un mois d’angoisses ! Enfin il ne vous manque plus que
trois pièces, vous les demandez à tout l’Univers, puis deux
pièces, puis une… une seule. Dix ans de votre vie pour cette pièce
! voilà. Ce que vous coûte ce petit papier, cela ne se dit pas, à
cause de la famille qui vous ferait interdire.
Vous croyez que c’est fini ? Allons donc ! — Vous êtes
complet, oui, mais il y a des fleurons qui sont réémergés ! et la
poursuite et les préoccupations, et l’agitation recommencée ; ce
que vous avez remplacé la dernière pièce courte par une à toutes
marges ! et puis, il y a la reliure !
Aussi je vous engage à ne pas faire le compte de vos cheveux
quand le travail sera terminé.
Voici l’un des plus
précieux trésors de la collection Paillet : les
Chansons de La Borde,
1773, 4 vol. in-4° avec figures de Moreau et autres. L’exemplaire
contient :
1° les épreuves avant la lettre des figures du premier volume
dessinées et gravées par Moreau ;
2° les eaux-fortes
des figures des quatre volumes ;
3° le portrait de La Borde à
la lyre et trois autres portraits du même ;
4° le
rarissime portrait de Mᵐᵉ de La Borde en pied, par Masquelier et
Née dont on ne connaît que quatre épreuves.
— Ce célèbre exemplaire provient des bibliothèques Renouard,
Aiguillon, Grésy, Gonzalès ; il a toujours été en s’améliorant
et en se complétant. Il était resté cartonné, non rogné ; son
dernier propriétaire a pris le parti de le faire relier par Cuzin
avec une ornementation intérieure qui représente les panneaux du
château de Trianon avec tous les attributs de la musique.
Tous les grands livres
du XVIIIᵉ siècle défilent tour à tour, munis de tout ce qu’il
est possible d’imaginer et couverts de reliures indescriptibles.
Je
vois, d’une part, les Suites
d’estampes pour servir
à
l’Histoire
des mœurs et du costume des Français au XVIIIᵉ siècle,
1775, 1777, 1783, trois parties en 1 vol. in-folio, exemplaire
contenant les trois textes, et l’on sait que le troisième est si
rare que pendant longtemps on en contesta l’existence ; d’autre
part, je remarque les Idylles
et Romances de
Berquin, 1775, 1776, 3 vol. in-16, contenant tous les dessins
originaux de Marillier, la plupart des eaux-fortes et les figures
avant les numéros. L’exemplaire est en papier de Hollande, il
provient de chez Renouard et il est habillé par Bozerian en maroquin
vert ; cela dit tout, n’est-il pas vrai ? La perfection même.
Je citerai encore Le
Paysan perverti et la Paysanne pervertie,
par Restif de la Bretonne, 1776, 1784, 9 vol. in-8°, figures de
Binet, relié sur brochure, par Trautz, en maroquin citron
janséniste, puis le recueil des Meilleurs
contes en vers
(autrement dit les
Petits conteurs),
1778, 4 vol. in-16 avec vignettes attribuées à
Duplessis-Bertaux. — Ce dernier ouvrage contient toutes les
vignettes en tirage hors texte, sur fort papier de Hollande. — Il a
été relié sur brochure et non rogné par Lortic, en maroquin
orange, large dentelle à petits fers sur les plats ; la doublure est
en maroquin mosaïque orange, vert, bleu et rouge, formant des
caissons dorés au pointillé ; cet intérieur est unanimement
reconnu comme un chef-d’œuvre.
« Je ne crois pas, dit M. Béraldi, qu’il
existe un autre exemplaire des Petits conteurs aussi merveilleux que
celui-ci ; c’est un de ces livres qu’on tient pour montrer avec
la certitude de produire son effet, si l’on montre ses livres,
c’est-à-dire si l’on est bibliophile pour jouir de ses livres et
en tirer toutes les satisfactions qu’ils peuvent donner. Or il
n’est pas de plus suave plaisir que d’avoir des livres comme les
autres n’en ont pas. Ne cherchez pas ailleurs le véritable
but que poursuit l’amateur.
À la condition d’être de première force et sûr
de soi, il y a dans cette exhibition des livres une source de
voluptés particulières que, parmi les variétés de
collectionneurs, le bibliophile seul connaît, parce que seul, entre
les bibelots, le livre se prête à des comparaisons précises. »
Mais de quel œil de convoitise n’est-il pas regardé, l’amateur
qui possède tous ces phénix de la curiosité
bibliographique ! de quelles petites calomnies ne le charge-t-on pas
! de quels crimes de lése-goût n’est-il point accusé !
Alors, tout triomphant de la visite de ses confrères, il exulte des
louanges qu’il a recueillies, les visiteurs en se retirant
l’arguent de la belle manière. M. Henri Béraldi n’a pas manqué
de nous dialoguer cette scène comique de deux bibliophiles qui, à
peine sur l’escalier,
se prennent à parler des livres qu’ils viennent de voir chez leur
accueillant collègue. Écoutons-les :
— Un peu plus, à vous, son Virgile elzevir ?
—
Peuh ! un peu court.
— Rogné jusqu’à la
moelle.
— Il n’avait qu’à le donner à son
relieur préféré, un homme qui vous lamine les livres de telle
sorte que, lorsqu’il vous les rend, ils ont un centimètre de plus
que lorsque vous les lui avez donnés. Il fait des in-12 avec des
in-18. Et son Plutarque, l’aimez-vous ?
— Peuh !
l’exemplaire est grand, mais le maroquin vert est un peu passé.
—
Oui, il est assez pisseux, et ses portes de fer ? que dites-vous
de cette reliure nouvelle avec cette surabondance de dorures ?
—
Ça, une reliure ? c’est le foyer de l’Opéra, et puis
n’admets pas les reliures de ce relieur-là, elles me dégoûtent ;
quand je suis obligé d’acheter des volumes qui en ont, je ne veux
même pas y toucher, je fais monter un commissionnaire pour leur
casser les reins.
— Et moi donc ! imaginez-vous qu’il
m’a rapporté un volume que je m’étais laissé aller à lui
confier, je ne sais pas pourquoi. Il a vu sur ma table un livre relié
par Trautz, et ce sauvage a eu l’inconvenance de se permettre une
observation critique. On n’a pas idée de ça ! Je n’ai rien dit,
je lui ai payé son livre, et immédiatement devant lui, j’ai pris
un canif, déboîté le livre qu’il me rapportait et jeté la
reliure par la fenêtre.
— Bravo ! Dites-moi, vous
avez vu tout à l’heure ces Petits conteurs, en maroquin ancien, la
reliure est bien jolie.
— Oui, mais c’est dommage
que les épreuves soient un peu faibles !
— Un peu
faibles ! Dites usées, rasées, rincées, ressucées, rabotisées ;
c’est une lavasse, je n’en voudrais pas pour rien.
—
Je vous voyais tout à l’heure regarder le Villon. N’avez-vous
rien remarqué ?
— Non.
— Eh bien…
(Il lui parle à l’oreille.)
— Bah ! pas possible !
oh non ! un raccommodage ?
— Parfaitement, c’est un
feuillet refait, on ne le voit pas du tout, je m’empresse de le
reconnaître ; mais, ça ne fait rien, pour moi, j’en ai la
conviction, c’est un feuillet refait.
— Mais alors
notre ami aussi est refait.
(Ils se tordent de rire, se
serrent la main et se séparent.)
La scène est charmante et bien parisienne ; on ne saurait croire
ce qui se fait de potins, de débinages, de légères « crasses »
dans le petit grand monde des bibliophiles ; personne n’est
indemne, chacun est passé au crible de la critique et même de la
calomnie ; dans les potinières des passages Choiseul et des
Panoramas, il faut entendre à l’heure des réunions avec quel
appétit on dévore les absents. C’est là que La Bruyère eut pu
placer son mot : Quelle tannerie ! On sort tout repassé,
cheminé des mains de ces messieurs. En tant que livres illustrés
modernes, je ne compte pas dans la Bibliothèque d’un
Bibliophile cinq cents volumes ; maître Paillet a tenu à
choisir, puis à éliminer encore ; il ne possède que le fin du fin,
et la description de ces ouvrages du siècle ne comprend pas moins de
cinquante pages du catalogue. Parmi les pièces les plus
curiosissimes, les Œuvres complètes de Béranger,
1847-1860, sautent aux yeux. Ce superbe exemplaire en cinq volumes
in-8°, contient les principales suites de figures exécutées pour
Béranger, c’est-à-dire :
1° les gravures de l’édition, d’après Lemud et autres,
avant la lettre ;
2° les gravures de Tony Johannot de l’édition
de 1829-1833 avant la lettre ;
3° la suite de Devéria, bois
tirés hors texte in-12 ;
4° les bois de Daubigny ;
5° la
suite de Granville sur chine volant, les suites complètes et
coloriées d’Henri Monnier ;
6° les suites édifiantes de
Monnier et de Johannot ;
7° un autographe de Béranger : La
chanson de l’Antiphilosophe.
Enfin, il est relié par Trautz, sur brochure, en maroquin vert,
avec trois filets sur les plats, le dos couvert de dorures. —
N’est-ce pas éblouissant ?
À côté de ce Béranger outrecuidant tout disparaît,
tout s’efface, même les éditions originales de Delavigne, de
Victor Hugo, de Lamartine, de Stendhal, de Mérimée, de
Sainte-Beuve, de Balzac, d’Alexandre Dumas, de Lamennais, de George
Sand, d’Alfred de Musset, de Théophile Gautier, de Dumas fils et
de Baudelaire, car le président des Amis des livres les
possède, toutes ces éditions passionnément recherchées ; et non
content de les avoir en bel état, non rognées et luxueusement
vêtues, il a eu le soin de les augmenter de ce qu’il a pu trouver
à y insérer. Je n’en veux d’autre preuve que sa Mademoiselle
de Maupin, 1835, qui se trouve illustrée de jolies aquarelles
originales de John Lewis-Brown et de cinq dessins humoristiques, le
tout dans une reliure de Cuzin avec neuf filets sur les plats.
Eugène Paillet est un de ceux qui aiment à faire illustrer leurs
livres de dessins originaux, il possède ainsi une Physiologie du
mariage de 1830 avec de nombreuses compositions de Chauvet et
une Madame Bovary de 1857, avec sept aquarelles d’Edmond
Morin. Je n’ai pas vu figurer dans ce catalogue une Fanny
de Feydeau, ou Paul Avril avait semé, il y a quelques années, de
charmants croquis au crayon et des compositions relevées de couleur.
Le bibliophile lui aurait-il réservé le sort de son infortuné
Faublas ?
Par le rapide aperçu que j’ai pu donner ici des merveilles de
cette bibliothèque des mille et un volumes, je suis assuré qu’on
va chercher par tous les moyens à se procurer le Catalogue
si spirituellement paraphrasé par Henri Béraldi, dont la gloire, je
le vois, est si gaillarde. Je crains bien cependant qu’on ne heurte
au mot terrible : épuisé,
qui vous saisit trop souvent comme une porte fermée au nez. Deux
cents exemplaires, c’est réellement insuffisant pour un livre qui
surexcite l’intérêt par tant de côtés à la fois ; de plus pour
que ce livre : la Bibliothèque d’un bibliophile, soit
bien complet, il s’agit d’y introduire, en guise de frontispice,
le portrait d’Eugène Paillet, délicieusement gravé à
l’eau-forte par Abot. Ce portrait n’étant pas dans le commerce,
il est nécessaire de le quémander à son original qui est bien
digne de compléter généreusement à tout desideratum.
Je
voudrais que cette publication, si éminemment curieuse, ne fût
qu’un début et j’aimerais à voir mes collègues des
Amis des livres se
piquer tous au jeu et publier à tour de rôle l’esprit de leur
bibliothèque. À ne considérer que celles de MM. Bégis, Henri
Houssaye, Charles Cousin, Gallimard, pour ne parler que de ce que je
connais, nous aurions pour longtemps de la succulence sur la planche.
Ce serait le rêve des rêves. Ainsi puisse-t-il en être !
OCTAVE UZANNE.
(*) article publié dans la revue
Le Livre, Bibliographie moderne, du 10 février 1886. Septième année. Deuxième livraison. N°74.
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Nous nous sommes amusé à soumettre ce texte à l'intelligence artificielle (ChatGPT 4) et voici le résultat que je vous invite à lire et à prendre pour ce qu'il est (pour ce qu'il vaut) :
🔹 Résumé synthétique
Le texte est une chronique bibliophilique raffinée, érudite et souvent moqueuse, qui célèbre l’art de collectionner les livres rares, beaux, illustrés et parfaitement reliés, à travers l’exemple de la bibliothèque d’Eugène Paillet (conseiller à la Cour d’appel et président des Amis des Livres).
Structure du texte :
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Philosophie du catalogue de bibliophile : Octave Uzanne présente le catalogue comme le miroir de l’âme du collectionneur. Il évoque les grands bibliophiles de l’histoire et leur lien intime avec leurs collections.
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Portrait de Paillet et de sa bibliothèque : 1000 volumes, tous triés sur le volet, dans des éditions rares, illustrées, avec reliures précieuses, souvent enrichies de dessins originaux.
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Description vivante des visiteurs : Des scènes de réception dans le cabinet de Paillet où défilent les membres du cénacle bibliophilique, chacun avec sa marotte (l'Elzéviromètre, les mariages de livres, les critiques de reliure…).
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Analyse du catalogue de Béraldi : Présenté comme un modèle de classification intelligente et d’écriture spirituelle. Béraldi dépasse la simple notice pour raconter anecdotes, opinions et traits d’humour autour de chaque livre.
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Focus sur des pièces exceptionnelles :
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Le manuscrit des Contes de La Fontaine avec 57 dessins originaux de Fragonard.
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Les Chansons de La Borde, les Petits conteurs, Le Paysan perverti, Les Fables de Dorat, etc.
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Les grands illustrés du XVIIIᵉ siècle dans des exemplaires « montés » pièce à pièce.
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Un Béranger exceptionnel, enrichi de toutes les suites illustrées connues et relié par Trautz.
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Critique satirique du microcosme bibliophilique : Une scène comique où deux visiteurs critiquent méchamment les livres de Paillet à peine sortis de chez lui. Un tableau piquant du snobisme bibliophile.
-
Épilogue et appel à l’émulation : Uzanne rêve que d’autres membres des Amis des Livres imitent Béraldi en publiant eux aussi leur bibliothèque avec autant d’esprit.
🔹 Analyse
Un manifeste bibliophilique déguisé
Le texte n’est pas qu’un hommage à Paillet. C’est aussi une déclaration d’amour aux livres anciens et à l’art du collectionneur, vu comme un créateur presque égal à l’artiste. À travers des descriptions techniques et enthousiastes, Uzanne célèbre l’édition originale, la gravure, le tirage à part, la reliure, la provenance… autant de fétiches qui constituent l’arsenal sacré du bibliophile.
Un théâtre d’ombres érudit et ironique
Uzanne adopte un ton tour à tour admiratif, moqueur, affectueux, parfois féroce. Il se moque gentiment des marottes des bibliophiles (le « virgile Elzévir rogné jusqu’à la moelle », le « plutarque pisseux », les fureurs du petit monde des passages Choiseul). Ce texte est aussi une comédie humaine du monde du livre, où chacun juge le goût de l’autre, parfois avec cruauté.
Une esthétique du livre total
L’auteur insiste sur la perfection de l’exemplaire : non seulement complet, mais dans le plus bel état possible, enrichi, augmenté, personnalisé. Cela suppose des années de quête, des échanges, des sacrifices douloureux (comme le fameux Faublas abandonné pour obtenir les dessins de Fragonard). Uzanne montre que la bibliophilie est un art total, à la fois passion, compétition et religion du goût.
L’écriture comme miroir du collectionneur
Le style d’Uzanne reflète son sujet : foisonnant, baroque, capricieux, à la fois littéraire et technique. Il mêle les registres (érudition, humour, confidences) avec brio, à la manière d’un pastiche de Sterne ou de Montaigne, et donne ainsi à ce texte une dimension à la fois descriptive et esthétique.
🔹 Conclusion
La Bibliothèque d’un bibliophile est à la fois un document exceptionnel sur la bibliophilie française de la fin du XIXᵉ siècle, un portrait vivant de figures clés du monde du livre, et un exercice de style plein de panache. À travers la bibliothèque de Paillet, Octave Uzanne et Henri Béraldi proposent une véritable mythologie moderne du livre rare, dans laquelle l’amateur raffiné devient un héros de la culture.
Publié le 17 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche
Pour les Amis d'Octave Uzanne www.octaveuzanne.com