samedi 21 juin 2025

La Faustin, par Edmond de Goncourt. 1 vol. in-18. Paris, Charpentier. — Prix : 3 fr. 50. Compte rendu signé O. (Octave Uzanne) publié dans la revue Le Livre (10 mars 1882).


La Faustin, par Edmond de Goncourt. 1 vol. in-18. Paris, Charpentier. — Prix : 3 fr. 50.

Il est peu de livres dans ces derniers temps, — si nous exceptons Pot-Bouille en feuilleton et les productions en général du « tam-tamiste » Barnum Zola, — il est peu d’ouvrages qui aient soulevé plus de polémiques, de critiques acerbes, de remarques et de plaisanteries que cette fameuse Faustin, d’Edmond de Goncourt, qui fut d’abord accueillie au Voltaire et lancée dans le public avec grand tapage, à l’encontre même du sentiment de l’auteur, qui est bien l’écrivain le plus modeste et le moins associé de grosse réclame que l’on puisse trouver en ce temps d’américanisme des lettres.

Toutes ces critiques de la presse sont, à notre avis, excessives et brutales : Edmond de Goncourt est au premier chef un artiste dans la belle acception du mot. Il a écrit ce livre avec toutes ses délicatesses, ses sensations profondes et à l’aide de ses documents minutieusement amassés. Il l’a rêvé lentement dans les langueurs troublantes des conceptions qu’on aime à promener en soi, il a porté cette œuvre en lui comme ces vrais écrivains qui jouissent de l’enfan­ture cérébrale et qui veulent mettre au monde un livre venu bien à terme. Aussi sa Faustin, quoi qu’on dise, en dépit des imperfections inhérentes à tout homme et à toute œuvre, restera un des bons romans de cette époque, où la littérature s’éparpille et se gaspille au lieu de se grouper et d’être une comme en 1830.

Le tort du directeur du Voltaire, et aussi de l’édi­teur, est d’avoir porté la Faustin, bien avant son appa­rition, sur les tréteaux de la grosse réclame. M. de Goncourt est un délicat qui ne sera jamais compris que par des raffinés de délicatesse ; il ne peut être livré à la foule, et, malgré le nombre très respectable d’éditions qui se sont succédé rapidement en moins d’un mois, nous pensons que la majorité des lecteurs n’aura pas eu le sens et le tact assez fins pour appré­cier ce roman moderne comme il le mérite.

« Quand je vois des gens grossiers se mêler d’a­mour, s’écrie Chamfort, je suis tenté de dire : “De quoi vous mêlez-vous ? du jeu, de la table, de l’ambition à cette canaille !” Qu’on remplace le mot amour par le mot littérature, et la véhémente apostrophe de Chamfort restera aussi belle dans son mépris souverain. »

Nous n’analyserons pas ici la Faustin, cette co­médienne amoureuse, à la fois troublante et troublée que l’auteur nous montre dans la fange de ses atta­ches originelles et dans son monde de cabotinage, pour mieux nous la peindre dans ses fièvres d’amour et ses hantises de tragédienne. — L’œuvre se tient et reste poignante. — Qu’importent les inexactitudes de détails et les fausses peintures d’accessoires que l’on reproche à M. de Goncourt. Nous ne voulons voir que l’ensemble, que la vigueur de touche, que le brio de la facture et la lumière générale du tableau. La critique n’épluche que ce qu’elle ne peut entamer par le fond.

O.

(pour Octave Uzanne)


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Troisième année, Troisième livraison, 10 mars 1882, pp. 142. L'article est signé O. (Octave Uzanne lui-même).


______________________________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

L’article rend compte de l’accueil polémique réservé à La Faustin, roman d’Édmond de Goncourt publié chez Charpentier. Malgré un succès éditorial rapide (plusieurs éditions en moins d’un mois), le roman a été l’objet de vives critiques dans la presse, jugées ici excessives, brutales et souvent injustes. Le critique défend l’auteur contre ces attaques, soulignant la finesse, la délicatesse et la profondeur de sa démarche artistique. Il critique au passage la stratégie éditoriale du Voltaire et de l’éditeur, qui ont « porté la Faustin sur les tréteaux de la grosse réclame », trahissant selon lui la nature même de l’œuvre.

Sans entrer dans une analyse détaillée du roman, le texte évoque Faustin, comédienne à la fois sensuelle et tourmentée, plongée dans un univers de cabotinage et de passion. Malgré certaines faiblesses de détail reprochées à Goncourt, l’œuvre est jugée solide, sincère, poignante, et méritant l’attention de lecteurs raffinés plutôt que du grand public. La critique est accusée de s’attarder sur la surface sans saisir l’essence profonde du livre.


Analyse critique

Ce texte est à la fois une défense d’un auteur injustement attaqué et une réflexion sur la réception littéraire à l’époque du sensationnalisme médiatique. En comparant Goncourt à un artiste véritable, le critique oppose la « littérature moderne » à la « littérature de réclame », incarnée notamment par Zola et son succès tapageur. Il dessine en creux une opposition entre l’œuvre d’art sincère, longuement méditée, et les produits du feuilleton ou du battage commercial.

La Faustin est présentée comme un roman cérébral, né d’un lent mûrissement, nourri de documents et d’introspection, que le public n’aurait pas su reconnaître à sa juste valeur. Le recours à Chamfort, en fin d’article, renforce cette posture élitiste et méprisante envers la vulgarité supposée du lectorat de masse, jugé incapable d’apprécier la vraie littérature. Ce plaidoyer pour la subtilité et la « littérature pour les délicats » est aussi une défense de la modernité littéraire contre les jugements hâtifs.

Le passage final assume une vision formaliste et impressionniste de la critique : il importe moins d’analyser les détails ou les erreurs que de juger « l’ensemble », la force d’expression, la lumière, la composition — autrement dit, la cohérence esthétique de l’œuvre. Cette position anticipe des critères qui seront chers à la critique d’art du XXe siècle.


Publié le 21 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

Rimes de joie, par Théodore Hannon, avec une préface de J.-K. Huysmans, un frontispice et trois gravures à l’eau-forte de Félicien Rops. 1 vol. in-8° sur papier de Hollande. Bruxelles, Gay et Doucé, 1881. Compte rendu publié dans Le Livre (10 janvier 1882), signé H. M. (Octave Uzanne ?).


Rimes de joie, par Théodore Hannon, avec une préface de J.-K. Huysmans, un frontispice et trois gravures à l’eau-forte de Félicien Rops. 1 vol. in-8° sur papier de Hollande. Bruxelles, Gay et Doucé, 1881.

Le volume de M. Th. Hannon s’ouvre par une préface de M. Huysmans. Avant de parler de l’ouvrage lui-même, il ne sera peut-être pas sans intérêt de dire quelques mots de cette introduction.

L’auteur de la préface est, on le sait, un des plus fervents adeptes du naturalisme ; il est donc tout simple qu’il ait expliqué là ses goûts et ses idées sur la poésie. Aussi cette préface est-elle curieuse à tous les points de vue. C’est une profession de foi naturaliste. À vrai dire, il vaudrait mieux prêcher d’exemple comme l’a fait M. Guy de Maupassant en publiant son volume sous le titre de : Des Vers.

Après avoir dit son fait au romantisme, M. Huysmans tombe à bras raccourci sur les parnassiens. On ne voit pas bien la nécessité de cet éreintement ; le Parnasse, de l’aveu même de l’auteur, est mort et bien mort. À quoi bon s’acharner sur un cadavre ? — J’avouerai, d’ailleurs, que les coups portés par M. Huysmans me semblent tous tomber à faux. En médisant — je ne dis pas en calomniant — en médisant des romantiques, il en excepte Victor Hugo ; en médisant des parnassiens, il en excepte Coppée, Soulary et Sully-Prudhomme. Mais à ce compte-là, tout le monde est d’accord. En médisant des naturalistes, tout homme sensé doit en excepter M. Zola. Ce n’est pas le genre qui est mauvais, c’est l’école. Il est incompréhensible que nous en soyons encore là : qu’il nous faille un maître d’école. Il est incroyable qu’un homme intelligent se mette de bon gré à la remorque d’un autre homme, quelque supérieur qu’il soit. Cela est incroyable, mais cela est. Hier, c’était Victor Hugo qui tenait les rênes, aujourd’hui c’est M. Zola. Tous les deux sont des génies ; mais les génies ne rayonnent pas, ne se dédoublent pas. Tous les deux, malheureusement, ont une école : voilà l’église, voilà le dogme, hors de là, point de salut. La vérité vraie : c’est que le maître est tout et que les disciples ne sont rien. Il serait vraiment trop facile de tomber le romantisme en s’écriant : Les romantiques ne valent rien, voyez plutôt Amédée Pommier. Ce n’est pas jouer franchement. — M. Huysmans traite Th. de Banville de funambule désarticulé, d’acrobate souple ; outre que cela n’est pas nouveau, cela n’est pas vrai. M. Huysmans dédaigne Jean Richepin, ce qui prouve qu’il est difficile, et l’accuse d’imiter Villon et d’autres. Certainement, il serait préférable de n’imiter personne ; mais en tout cas il vaut mieux pour un poète imiter Villon que M. Zola. Il n’y a guère que Glatigny et Baudelaire qui trouvent grâce devant la plume sévère de M. Huysmans. Mais il glorifie Baudelaire d’avoir rendu le vide immense des amours simples. Non, là, vraiment, je n’y comprends plus rien. Je croyais que justement le principe du naturalisme était de rendre ce qui est naturel. L’a-t-on assez plaisanté, ce pauvre romantisme sur sa manie de ne s’occuper que des exceptions ? Et voilà que les naturalistes nous parlent du vide immense des amours simples. Ce sont donc les amours pas simples qui sont les amours naturelles ? On demande des éclaircissements.

En résumé, la préface de M. Huysmans nous paraît un non-sens au point de vue naturaliste.

Quant au volume de M. Th. Hannon, il n’est pas naturaliste du tout. Le vers y procède évidemment de Baudelaire et de Th. Gautier, comme il est dit dans la préface ; mais il garde une dose d’originalité très suffisante ; et nous conviendrons bien volontiers que ce volume est l’un des recueils de vers les plus intéressants qui aient paru depuis des années. La forme est bien dessinée ; le vers est ferme et plein. La rime, presque toujours inattendue, sonne dure et franche au bout du vers. Il y a là, très certainement, un tempérament. Le fond, l’idée m’enthousiasme moins que la forme. M. Hannon est un oseur ; il est à regretter seulement qu’il n’ait pas osé dans toutes ses pièces. Quelques-unes ne sont pas suffisamment claires. Mais il y en a de fort belles et de fort originales, telles que Maigreurs, Buveuses de phosphore, etc. — Revenons à la forme qui est la chose capitale en poésie.

M. Th. Hannon, dans ses Rimes de joie, use largement du néologisme. Rien de mieux quand le néologisme est justifié ; mais, malheureusement, il ne l’est pas toujours dans les vers dont nous nous occupons. L’auteur nous parle d’attirances, de seins introublés et... rondis, d’yeux d’une sombreur étrange, de machine tintamarraunt, de vent qui s’encolère, de girouette qui s’endiable, etc., etc. — Passe pour les attirances, les encolère, les sombreur et d’autres ; mais pour les rondis, je proteste.

En somme, le volume de M. Th. Hannon est à lire et à méditer. Il indique un effort sérieux et un tempérament poétique peu ordinaire. Il y a longtemps — depuis la Chanson des gueux peut-être — que nous n’avions vu un recueil de vers aussi plein de promesses.

Pourvu seulement que l’auteur n’aille pas s’inspirer des idées émises dans la préface par M. Huysmans, qui est un excellent romancier sans doute, mais qui paraît être un pitoyable conseiller, pour un poète !

Plusieurs eaux-fortes de Rops illustrent cet ouvrage. Nous nous réservons de parler un jour de cet étonnant illustrateur, Félicien Rops, dont le talent confine, presque au génie, tant il est personnel, satirique et empreint d’un sentiment d’art des plus élevés. C’est un maître à placer sur le même rang que Gavarni, et nous lui consacrerons une étude entière dans la première partie du Livre parmi les illustrateurs du siècle.

H. M.


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Troisième année, Première livraison, 10 janvier 1882, pp. 24. L'article est signé H. M. (peut-être Octave Uzanne lui-même, sans certitude, bien que le ton soit proche du sien et qu'il se pose en rédacteur en chef de la revue Le Livre).


______________________________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé :

L’article commence par évoquer la préface de J.-K. Huysmans, fervent naturaliste, qui y expose ses idées sur la poésie. L’auteur de la critique s’étonne de la virulence de Huysmans envers le romantisme et le Parnasse, et souligne l’incohérence de ses positions : il condamne des écoles entières tout en sauvant quelques exceptions (Victor Hugo, Coppée, Sully-Prudhomme, etc.), ce qui affaiblit sa thèse. Il déplore aussi l’esprit de chapelle du naturalisme et la tendance à ériger des dogmes littéraires autour de figures dominantes comme Zola.

La préface est jugée contradictoire, voire absurde, notamment lorsque Huysmans loue Baudelaire pour avoir su « rendre le vide immense des amours simples », formule qui semble contredire le réalisme naturaliste. Le critique conteste également les attaques contre Banville et Jean Richepin, et souligne que, s’il est difficile d’imiter Villon, il vaut mieux cela que d’imiter Zola.

Concernant le recueil de vers Rimes de joie, l’auteur salue la vigueur de la forme, la fermeté du vers, la surprise des rimes et l’originalité de certaines pièces. Hannon y est décrit comme un « oseur », même s’il n’ose pas toujours assez. Il use largement de néologismes — parfois heureux (attirances, sombreur), parfois contestables (rondis). Certaines pièces comme Maigreurs ou Buveuses de phosphore sont jugées brillantes.

Le critique considère enfin que Hannon fait preuve d’un tempérament poétique rare et qu’on n’avait pas vu, depuis la Chanson des gueux, un recueil aussi plein de promesses. Il met cependant en garde contre l’influence néfaste que pourrait exercer Huysmans, estimant que ce dernier, bien que romancier remarquable, est un très mauvais guide pour un poète. Il termine en annonçant une future étude sur Félicien Rops, illustrateur du livre, qu’il tient pour un maître.


Analyse critique :

Ce compte rendu est un exemple particulièrement révélateur de la complexité des tensions esthétiques dans les années 1880, où naturalisme, symbolisme, décadentisme et post-romantisme s’affrontent. Le critique, probablement hostile à l’orthodoxie naturaliste, y livre une attaque assez mordante contre Huysmans, qu’il accuse d’ériger des écoles là où il faudrait simplement juger les œuvres.

L’un des reproches majeurs est l’incohérence d’une posture de rejet global (contre les romantiques ou les parnassiens), aussitôt contredite par des exceptions. L’argument central est qu’aucun genre n’est mauvais en soi, mais que c’est l’esprit d’école et la vassalisation intellectuelle à une figure dominante (ici Zola) qui nuisent à la littérature.

La défense de Théodore Hannon repose surtout sur son originalité formelle, sa virtuosité rythmique, son audace lexicale, et une certaine audace de ton. Le critique préfère saluer un tempérament que condamner des imperfections passagères. Sa critique des néologismes témoigne d’un goût pour l’innovation maîtrisée : il accepte sombreur mais rejette rondis, estimant que la nouveauté ne doit pas être gratuite.

Enfin, la critique souligne l’importance du livre comme événement poétique dans la décennie, tout en émettant une mise en garde contre les influences doctrinaires, qui menaceraient la liberté créatrice du poète.


Publié le 21 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

Une Campagne (1880-1881), par M. Émile Zola. 1 vol. in-8. — Prix : 3 fr. 50. G. Charpentier, éditeur. Article signé Armand d'Artois (A. d'A.) publié dans la revue Le Livre (10 mai 1882).


Une Campagne (1880-1881), par M. Émile Zola. 1 vol. in-8. — Prix : 3 fr. 50. G. Charpentier, éditeur. (*)

En recevant le nouveau livre publié par M. Émile Zola, sous ce titre qui rappelle les plus mauvais jours de notre histoire, — je veux parler de la campagne de 1870-1871, — je me suis imaginé que l’auteur des Rougon-Macquart, devenu commandant d’un corps d’armée, éprouvait le besoin de nous raconter ses prouesses militaires dans une guerre quelconque, en Indo-Chine ou chez les Kroumirs introuvables, ni plus ni moins que nos vrais généraux pendant la guerre franco-prussienne, lesquels firent paraître d’énormes volumes pour nous prouver, — ce que nous savions trop bien, hélas ! — qu’ils avaient été battus dans les règles. Cette imagination n’était pas si folle qu’elle pouvait le paraître au premier abord. A cela près qu’il n’y a eu personne de mort, la Campagne que nous conte M. Émile Zola rappelle celle de nos généraux. C’est en effet le récit des combats livrés par l’auteur de Pot-Bouille, un peu à tort à travers, et malheureusement pour lui sans succès définitif, que je retrouve dans ce fort volume de 400 pages.

Dans sa préface, M. Zola dit modestement : « Je n’ai jamais voulu être que le soldat le plus convaincu du vrai. » C’est juger le procès par avance et décider que la cause qu’il soutient est celle de la vérité absolue. Malgré cette affirmation il est permis d’en douter. J’aurais préféré qu’il dît simplement : de ce que je crois la vérité. Cependant ne le chicanons pas trop là-dessus. Le naturalisme sera peut-être la vérité de demain. Je le regretterais pour ma part ; mais quoi ? mon humble opinion ne fera rien à l’affaire.

J’avoue que la nécessité de réunir en volume les articles que M. Zola a écrits, durant un an, dans le Figaro, ne me paraît pas absolument démontrée. C’est attacher un singulier prix à tout ce qui émane de soi que de donner la forme du livre à un recueil d’improvisations courantes, lesquelles ont pu avoir quelque valeur — fût-ce une valeur d’actualité — à l’époque où elles ont été écrites, mais qui, lorsqu’on les relit à un an de distance, n’ont plus aucun intérêt, si ce n’est celui que l’auteur touche en passant à la caisse de son éditeur. J’espère pour M. Zola que cet intérêt sera conséquent.

Quoi qu’il en soit, esclave de mon sacerdoce, j’ai relu consciencieusement les quarante articles dont se compose le volume, et si je n’ai pas été enthousiasmé, du moins dois-je reconnaître que parmi un trop grand nombre de feuilles inutiles, il s’y trouve quelques pages intéressantes. Un homme très fort, les Trente-six républiques, l’Encre et le Sang, Futur ministre sont de bons articles de journal. Mais encore une fois valent-ils la peine de ressusciter un livre ? Je persiste à ne pas le penser.

A. d’A.

(Armand d'Artois)


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Troisième année, Cinquième livraison, 10 mai1882, pp. 299-300. L'article est signé A. d'A., pour Armand d'Artois qui collaborait avec Uzanne pour cette revue.


______________________________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé du texte

Le critique examine Une Campagne (1880-1881), recueil de 40 articles qu’Émile Zola publia dans Le Figaro et qu’il réunit ensuite en volume. Le titre évoquant une « campagne » militaire trompe d'abord le lecteur : il ne s'agit pas d'une guerre au sens propre, mais d'une lutte idéologique et littéraire. Le critique ironise sur cette analogie, comparant Zola à un général malheureux racontant ses défaites, comme les généraux de 1870.

Dans sa préface, Zola affirme n’avoir voulu être que le « soldat du vrai », ce que le critique conteste, préférant qu’il dise défendre ce qu’il croit être vrai plutôt que de revendiquer une vérité absolue. Il s'interroge aussi sur la légitimité d'une publication en volume d'articles de presse d’actualité, jugeant leur valeur passagère et doutant de leur intérêt littéraire à distance d’un an.

Malgré cette critique sévère, l’auteur concède que certains articles comme Un homme très fort, Les Trente-six républiques ou Futur ministre sont de bons textes journalistiques. Mais il persiste à penser que cela ne suffit pas à justifier leur réédition en livre.


Analyse critique

Ce compte rendu, signé « A. d’A. », témoigne d’un scepticisme marqué vis-à-vis du projet de Zola. Il s’inscrit dans une critique plus large du naturalisme et de l’ambition zoléenne à vouloir incarner « la vérité ». Le ton est ironique, parfois mordant, et révèle une posture critique vis-à-vis de l'autorité intellectuelle que Zola entend exercer dans le champ littéraire et politique.

Plusieurs points méritent attention :

  • Méfiance envers la prétention à la vérité : Le critique refuse de concéder à Zola le rôle de porte-voix de la vérité, préférant la modestie d'une opinion subjective. Ce refus d’une vérité littéraire ou journalistique unique vise directement le naturalisme tel que Zola le conçoit.

  • Critique de la valeur littéraire du recueil : Pour le critique, transformer des articles d’actualité en livre semble une opération commerciale douteuse. Il met en cause la pérennité et la profondeur de ces textes, n’y voyant qu’un intérêt temporaire.

  • Reconnaissance partielle : Malgré sa sévérité, le critique reconnaît que certains articles se détachent par leur qualité, mais il les juge noyés dans un ensemble trop inégal et trop verbeux.

  • Un Zola assimilé aux généraux vaincus de 1870 : L’image d’un écrivain en guerre contre ses adversaires, mais sans victoire éclatante, contribue à une mise en scène ironique de Zola comme « général littéraire » battu, malgré sa rhétorique combative.


Conclusion

Ce texte critique, tout en étant érudit et d’une plume agile, révèle les résistances de certains contemporains face au projet naturaliste et à l’essor de la figure de l’intellectuel engagé incarné par Zola. Il illustre aussi les débats sur la frontière entre littérature et journalisme, sur la légitimité de l’écrit périodique dans l’édition de livre. Si Zola s’y pose en combattant de la vérité, ce critique, lui, se présente en modeste veilleur de l’intérêt littéraire.


Publié le 21 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

jeudi 19 juin 2025

Émile Zola. — Notes d’un Ami, par Paul Alexis. Paris, Charpentier, 1 vol. in-18. — Prix : 3 fr. 50. Compte rendu dans Le Livre (10 mars 1882). Article signé L. D. V. (Octave Uzanne).

 

Émile Zola. — Notes d’un Ami, par Paul Alexis. Paris, Charpentier, 1 vol. in-18. — Prix : 3 fr. 50.

Lorsque l’an passé, dans le supplément littéraire du Figaro du 12 mars, M. Paul Alexis donna des fragments du volume qu’il publie aujourd’hui, je pus m’apercevoir avec quelle étrange naïveté ces Notes d’un Ami étaient rédigées et de quelle manière pesante et ridicule le disciple distribuait la louange au maître naturaliste. Jamais le pavé de l’ours ne fut manié avec plus de prétention à la gracieuse tendresse et ces notes intimes feront rire nos petits-neveux, à l’exemple d’un Calino écrivant les mémoires de son patron. Ce livre est d’une ingénuité exquise, soit qu’il traite des origines de Zola et de son enfance à Aix, soit qu’il montre le grand homme à ses débuts dans la vie littéraire. Franchement, les plaisantins de la presse ; comme disent ces messieurs de Médan, ont beau jeu à faire rire leurs contemporains avec les trésors recueillis à chaque page de ce livre ; c’est à croire que le sieur de La Palisse ait été acquis au naturalisme et engagé spécialement pour la biographie du père de Nana. M. Alexis est à croquer lorsqu’il conte le plus sérieusement du monde que Zola, dans la première enfance, prononçait les t pour les c et qu’il disait : Tautitton pour saucisson. « Un jour pourtant, écrit le mémorialiste, vers quatre ans et demi, dans un moment d’indignation, il proféra un superbe : cochon ! Son père, ravi, lui donna cent sous. »

À combien le mot cher à M. Margue était-il donc tarifé ?

Plus loin, M. Alexis parlant de la Curée, s’écrie :

« Pour écrire ce roman, Zola eut à surmonter un ordre de difficultés tout nouveau, contre lequel il ne s’était pas encore buté jusqu’à ce jour. En effet, la Curée se passe entièrement dans le très haut monde de l’Empire, dans un milieu luxueux où lui n’avait jamais pénétré. Il fallut donc à l’auteur beaucoup de perspicacité et de divination pour arriver à dépeindre sans erreur grossière ces régions ignorées. Il se donna beaucoup de mal. Rien que pour la question voitures, il dut aller interroger deux ou trois grands carrossiers et prendre vingt pages de notes. Pour décrire l’hôtel de Saccard, il se servit de l’hôtel de M. Ménier, à l’entrée du parc Monceau ; mais, ne connaissant pas alors M. Ménier, il ne prit que l’extérieur. Plusieurs années après, étant allé aux soirées de M. Ménier, Zola regretta de n’avoir pas vu autrefois l’intérieur, bien plus typique que ce qu’il avait dû imaginer. »

Pavé de l’ours ! voilà bien de tes coups !

Lorsque M. Paul Alexis aborde la critique et M. Zola et qu’il constate amèrement que les grands hommes de science ne se sont pas encore occupés de M. Zola, qui n’a été livré qu’aux critiques de la presse ordinaire, il devient irrésistible. Mais la perle du volume est assurément dans le passage relatif aux lettres reçues par l’auteur des Rougon-Macquart ; ces correspondances inventoriées par à peu près, ces prêtres qui se fient au créateur de l’Abbé Mouret, ces jeunes femmes « rêveuses, sentimentales », qui « flirtent » dans leurs épîtres, sans se douter que « leurs effusions, dit le biographe, passeront sous les yeux de Mme Zola » ; tout cela est du dernier comique bourgeois.

Que dire des vers inédits de M. Émile Zola qui terminent le volume ? Ils nous révèlent un collégien qui pastiche assez piteusement Alfred de Musset et servent à prouver que Zola naturaliste vaut encore mieux que Zola romantique. C’est que l’épicerie et la sottise, ces « idéals » du naturalisme, étaient les plus grands épouvantails du fier romantisme.

Un dernier mot : M. Alexis invoque souvent Balzac comme l’initiateur de l’école actuelle. Il faut bien le redire, cependant, rien n’est plus faux et révoltant : M. Zola ne continue Balzac que comme la rue de Pantin continue la rue Lafayette — Et encore ! le mot de Voltaire relatif à Desfontaines serait-il plus juste dans son image scatologique.

L. D. V.

pour Louis de Villotte
(c'est-à-dire Octave Uzanne)


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Troisième année, Troisième livraison, 10 mars 1882, page 148. L'article est signé L. D. V. (d'après nos relevés cette signature cache le pseudonyme de Louis de Villotte qui n'est autre qu'Octave Uzanne lui-même).

_______________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Le critique, moqueur et acerbe, s’attaque ici au livre de Paul Alexis, proche de Zola et membre du groupe de Médan. Il présente ces Notes d’un ami comme un recueil maladroit de flatteries et de souvenirs naïfs, voire risibles. Dès les premiers extraits parus dans le Figaro, l’auteur de la critique relève la "naïveté étrange" du style et le ridicule des louanges adressées au "maître naturaliste".

L’ouvrage est présenté comme une série d’anecdotes domestiques ou enfantines sur Zola — comme son incapacité d’enfant à prononcer certains mots — qui virent au grotesque et prêtent à rire. Alexis est comparé à un valet ou un "Calino" (personnage niais) écrivant les mémoires de son patron. L’accumulation des détails biographiques (par exemple : Zola appelait le saucisson "tautition") est jugée sans intérêt et risible.

Le critique s’attarde aussi sur un passage où Alexis explique combien Zola a eu du mal à écrire La Curée : étranger au monde qu’il dépeint, il aurait dû se livrer à de longues enquêtes sur les voitures ou les hôtels luxueux. Cette anecdote est tournée en ridicule.

Les passages les plus virulents se trouvent dans la dernière partie, où sont raillées les lettres de lecteurs admirateurs envoyées à Zola, notamment celles de jeunes femmes exaltées. On raille également les vers inédits de Zola, jugés pitoyables pastiches de Musset, et le fait que Zola se revendique de Balzac, ce que le critique rejette violemment : Zola, selon lui, prolonge Balzac comme Pantin prolonge la rue Lafayette (c’est-à-dire médiocrement).


Analyse

Cette critique constitue un exemple éloquent de la violence polémique dont Zola a pu être l’objet, et surtout de la dérision à laquelle ses soutiens comme Paul Alexis étaient exposés. Le texte mêle le ton satirique, l’ironie bourgeoise, et la moquerie cultivée.

1. Une caricature du zélateur

Le critique s’attaque moins à Zola lui-même qu’au ton de dévotion excessive adopté par Alexis. Il le décrit comme un disciple grotesque, confondant la chronique intime avec l’hagiographie ridicule. Cela vise aussi à discréditer le groupe de Médan dans son ensemble, présenté comme une petite chapelle d’adorateurs aveugles.

2. Zola, cible d’un rejet social

Le texte insiste à plusieurs reprises sur la "naïveté bourgeoise" ou la "platitude comique" du naturalisme. En ce sens, il exprime une hostilité de classe : Zola, fils d’ingénieur provincial, autodidacte, devient la figure de l’écrivain "arrivé", mais sans les codes aristocratiques du bon goût. Il est ridiculisé lorsqu’il cherche à représenter des milieux sociaux qu’il ne connaît pas (La Curée), et ses efforts d'enquête sont tournés en dérision.

3. Attaque contre l’esthétique naturaliste

La critique de ses vers (jugés mièvres) et le contraste entre "Zola naturaliste" et "Zola romantique" est révélatrice : Zola n’est, pour le critique, ni poète ni styliste. Le naturalisme est perçu comme une idéologie de "l’épicerie et la sottise", opposée à la grandeur du romantisme. Ce jugement de goût a une portée esthétique et politique.

4. Le rejet de la filiation avec Balzac

Enfin, l’un des griefs les plus violents concerne la prétention de Zola à poursuivre l’œuvre de Balzac. Le critique rejette catégoriquement ce lien, avec une formule cinglante et célèbre :

"M. Zola ne continue Balzac que comme la rue de Pantin continue la rue Lafayette."

La comparaison géographique tourne Zola en dérision en le situant en périphérie du génie.


Conclusion

Cette recension témoigne du climat polémique autour de Zola et du naturalisme au tournant des années 1880. L’auteur adopte une posture conservatrice, héritée du romantisme et d’un idéal littéraire fondé sur l’élégance, la mesure, et l’indépendance d’esprit. Zola et son entourage apparaissent ici comme les promoteurs d’une littérature perçue comme mécanique, arrogante, et dépourvue de grandeur. C’est une pièce à charge, mais révélatrice des tensions idéologiques et esthétiques de l’époque.


Publié le 19 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

Documents littéraires, par Émile Zola. Paris, Charpentier, 1881, un vol. in-12. — Prix : 3 fr. 50. Compte rendu dans Le Livre (10 décembre 1881). Article signé P. (Octave Uzanne ?).

 


Documents littéraires, par Émile Zola. Paris, Charpentier, 1881, un vol. in-12. — Prix : 3 fr. 50.

M. Zola serait un critique tout comme un autre, n’était un léger défaut. Pour tracer le portrait d’un auteur, il se place à contre-jour, de façon que son ombre se projette sur le personnage en question et en voile si complètement les traits que le peintre ne les aperçoit plus et finit, volontairement ou non, par dessiner sa propre image. Où cela le mène ? on le devine : Chateaubriand, Victor Hugo, Sainte-Beuve, Mme Sand, Gautier et autres illustres ne lui sont plus que des prétextes pour se mettre en scène et amener à tous propos son éloge. Chacun de nous assurément se juge lui-même en jugeant les autres, mais le fait n’est vrai de personne autant que de M. Zola ; sa plume crache la personnalité à chaque ligne.

Quel dommage ! Avec sa rudesse préméditée, sa crudité de langage et son ton bourru, il aurait pu, sans cette préoccupation, introduire une note juste et d’une sévérité mesurée dans le concert de flatteries dont les grands écrivains sont trop souvent l’objet. Malheureusement l’amour-propre l’aveugle ; au lieu d’un observateur impartial, nous n’avons plus qu’un polémiste échauffé. Ces études, écrites d’abord pour la Revue russe, le Messager de l’Europe, sont beaucoup moins soignées que les romans du même auteur ; le commun, le rabattu y côtoient les idées justes ; les arguments sont pris au hasard et de toute main, sans qu’il les pèse, ni se soucie de les grouper logiquement. Au besoin, il se répète et frappe à plusieurs reprises, au même endroit du tambour. Inutile d’ajouter que cela lui arrive surtout lorsqu’il parle de lui et de ses livres. Il a plus d’une fois reproché à la critique de le négliger, de ne pas le signaler assez haut aux suffrages du public ; il voudrait qu’elle accoutumât la grande masse aux lueurs inquiétantes du génie. Eh ! ne s’acquitte-t-il pas lui-même de ce soin ? Quant à la publicité, dont M. Zola semble faire fi avec un dédain qui l’étonne, il est possible qu’elle ait parfois déçu les lecteurs et qu’elle les ait engoués d’œuvres au fond peu estimables, mais est-ce donc à l’auteur de Nana qu’il appartient de s’en plaindre ?

Nous n’avons pas à défendre les réputations que ce volume s’attache à démolir, non plus qu’à discuter le système au nom duquel s’opère un tel abatis. Un dogme ne s’impose à la foule qu’à la condition d’être obscur, incompris même du cerveau qui le crée. Celui que préconise M. Zola ne fait pas exception à la règle. Grâce à deux ou trois mots vagues et mal définis, document humain, évolution, naturalisme, il se grise à froid et ne s’entend plus lui-même. Il croit trop facilement qu’une chose est, dès qu’il l’affirme. Un peu moins de confiance en lui-même vaudrait à son talent plus de variété, plus de nuance et de souplesse.

On a beaucoup ri le jour où il essaya si maladroitement d’abriter son système derrière la science de Claude Bernard. C’est en réalité une prétention stupéfiante que de vouloir réduire la littérature à une sorte de statistique, d’imposer à l’imagination la rigueur de la géométrie et de transformer le peintre de mœurs en photographe. Aucun des écrivains dont M. Zola s’autorise n’eût accepté de telles conditions. Stendhal surtout, dont le nom revient si volontiers sous sa plume, était un sceptique spirituel, grand amateur de paradoxe. On l’eût surpris assurément si on lui eût prédit qu’il deviendrait un jour chef de secte et qu’il servirait de drapeau, lui qui se moquait si agréablement de ceux qui l’appelaient sectaire. Enfin la vérité, pour laquelle M. Zola affiche une passion qui le pousse à tout dire, change un peu trop de nature suivant son caprice et l’intérêt de son talent. Critique, il l’exige à tout prix des autres ; romancier, il s’en passe et il l’oublie, en forçant le relief des objets et en exagérant leurs couleurs.

P. (*)


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Douzième livraison, Deuxième année, 10 décembre 1881, page 755). L'article est signé P. (d'après nos relevés cette signature cacherait le nom d'Octave Uzanne lui-même).

______________________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.

Résumé

Dans cette critique anonyme parue à propos des Documents littéraires (Charpentier, 1881), l’auteur reproche à Zola un défaut majeur : son manque d’objectivité. Plutôt que de dresser des portraits littéraires fidèles, Zola projette sa propre image sur les auteurs qu’il évoque (Chateaubriand, Hugo, Sainte-Beuve, Sand, etc.) et utilise leur figure comme prétexte pour se mettre en scène. Sa plume est jugée trop personnelle, trop empreinte de vanité. L’auteur regrette que Zola, avec son ton brutal et provocateur, ne soit pas parvenu à instaurer un regard critique mesuré mais se laisse emporter par une posture de polémiste aveuglé par son amour-propre. Les textes, écrits pour une revue russe, sont jugés moins soignés que ses romans, répétitifs, mal organisés et parfois incohérents. Le critique pointe aussi la contradiction de Zola, qui réclame l’attention de la critique tout en méprisant la publicité. Enfin, il raille l’ambition de Zola de fonder une doctrine littéraire pseudo-scientifique inspirée de Claude Bernard : un système basé sur des mots flous (document humain, naturalisme, etc.) qui manque de rigueur et de subtilité. Il voit en Zola un dogmatique malgré lui, trop sûr de lui, et dénonce la contradiction entre ses exigences critiques envers les autres et son propre relâchement en tant que romancier.


Analyse

Ce texte est l’un des témoignages les plus révélateurs de la réception contrastée de Zola dans les années 1880. L’auteur y fait preuve d’une virulente ironie, illustrant l’exaspération de certains critiques face à l’hégémonie montante du naturalisme.

Plusieurs thèmes centraux se dégagent :

  1. Zola comme critique égocentrique : L’idée que Zola projette sa personnalité sur les figures qu’il analyse renvoie à une accusation d’autopromotion déguisée. Le critique y voit une trahison du projet critique, qui devrait viser à l’objectivité ou du moins à la fidélité au sujet.

  2. Le style polémique et brouillon : Loin du romancier méticuleux, Zola est ici peint comme un essayiste négligent, répétitif, abusant des effets de manche et d’une rhétorique martelée sans structure.

  3. La contradiction de l’artiste critique : Zola exige rigueur et impartialité chez les autres mais ne s’y contraint pas lui-même. Cette dissonance entre le critique et le romancier est soulignée avec acuité.

  4. La satire du naturalisme comme pseudo-science : L’un des points les plus acerbes concerne le fondement théorique du naturalisme. L’auteur se moque de l’ambition de Zola de fonder une méthode scientifique d’observation littéraire inspirée de Claude Bernard, qu’il juge ridicule et simpliste. Il dénonce une réduction de l’art à des formules, une trahison de l’imagination et de la diversité de la littérature.

  5. Zola vu comme dogmatique et sectaire : En suggérant que Zola est devenu une sorte de “chef de secte” littéraire, le critique exprime l’inquiétude devant la montée en puissance d’un écrivain devenu une figure dominante du champ littéraire. L’allusion à Stendhal, libre penseur sceptique, en contrepoint à Zola, vise à montrer que le naturalisme se ferme aux nuances et à la liberté d’esprit.


Conclusion

Cette critique témoigne d’un moment où Zola, devenu un acteur central de la vie littéraire, suscite autant l’admiration que le rejet. L’auteur anonyme adopte une position hostile et conservatrice, mais ses remarques n’en sont pas moins pertinentes sur certains points : l’égocentrisme de Zola, son rapport ambigu à la critique, et les limites de la prétention scientiste du naturalisme. Ce texte constitue un document précieux pour comprendre la manière dont Zola a pu cristalliser les tensions entre l’ambition littéraire et la construction idéologique d’un écrivain devenu son propre système.


Publié le 19 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

mardi 17 juin 2025

La Bibliothèque d'un Bibliophile : Physiologie des Catalogues de bibliophiles. — La bibliothèque d’Eugène Paillet et M. Henri Beraldi. — Un défilé d’amateurs. — Un exemplaire unique des Contes de La Fontaine, avec dessins originaux de Fragonard. — Les merveilles du XVIIIᵉ siècle. — La comédie des bibliophiles. — L’art d’illustrer des livres à vignettes de ce siècle. — Un Béranger incomparable. — Desideratum d’une Bibliographie bibliographique des Amis des Livres. Article publié dans la revue Le Livre, Bibliographie moderne, du 10 février 1886.


 LA BIBLIOTHÈQUE D’UN BIBLIOPHILE


Physiologie des Catalogues de bibliophiles. — La bibliothèque d’Eugène Paillet et M. Henri Beraldi. — Un défilé d’amateurs. — Un exemplaire unique des Contes de La Fontaine, avec dessins originaux de Fragonard. — Les merveilles du XVIIIᵉ siècle. — La comédie des bibliophiles. — L’art d’illustrer des livres à vignettes de ce siècle. — Un Béranger incomparable. — Desideratum d’une Bibliographie bibliographique des Amis des Livres.


u catalogue de ses livres, écrivait un jour Jules Janin, on connaît un homme. Il est là dans sa sincérité, voilà son rêve et voilà ses amours.
— Adorablement juste.

Le catalogue d’un bibliophile, c’est, à vrai dire, le miroir intellectuel de sa vie et mieux encore son testament dressé en vue de tous les amis connus ou inconnus. On retrouve là l’esprit du lettré, l’expression la plus caractérisée de ses goûts, de son caractère, de son tact artistique, en même temps qu’on y perçoit nettement le sentiment réel de son entité. Donnez-moi le catalogue d’un ami des livres, et mieux que par la graphologie ; mieux que par la phrénologie, la chiromancie ou la cartomancie, je vous dirai les aptitudes naturelles, les facultés affectives, les goûts dominants du bibliophile précité. — Rien de plus expressif qu’un catalogue détaillé ; suivant la méthode et le dénombrement bibliographique ou bien d’après la nature et l’état des livres, on reconstitue aisément l’individualité, la tactilité morale et affinée, la poétique, la courtoisie, la causticité et aussi la défensivité d’un amateur sérieux.

Prenez le catalogue de la bibliothèque du cardinal Dubois, le catalogue des livres du maréchal d’Estrées, celui de M. de Lamoignon, étudiez les livres de Mᵐᵉ de Pompadour ou de Mᵐᵉ Du Barry, analysez la bibliothèque de Renouard, d’Armand Cigongne ou de Silvestre de Sacy, mettez en parallèle la biographie et les trésors bibliographiques de ces amoureux du livre, et vous serez frappé des relations incroyables qui se rencontrent entre l’homme et ses propres livres.

Le catalogue d’un vrai bibliophile est non seulement un révélateur indiscret sur les mœurs de celui qui l’a formé, il est aussi un temple de gloire, un milieu de bonne compagnie d’où sont exclus tous les auteurs à succès éphémères, tous les pitres de la réclame et de l’histrionisme littéraire, toutes les médiocrités qui ont abusé des faveurs du public. Les catalogues des nobles et belles bibliothèques remettent en lumière définitive et préparent à la postérité les vaincus de la veille, les délicats écrivains étouffés dans la mêlée ; ils prononcent ainsi un appel et ils ne présentent le plus souvent, revêtus de la pourpre du maroquin, que des rois de la pensée, des princes de la subtilité, des aristocrates de la plume et du crayon.

✶ ✶

Sous ce titre : la Bibliothèque d’un bibliophile, un élégant et spirituel amateur, M. Henri Béraldi, vient de publier un coquet petit livre d’environ 150 pages, de format in-12, tiré à 200 exemplaires numérotés. Il s’agit ici de la bibliothèque de maître Eugène Paillet, conseiller à la Cour d’appel de Paris et président de la très illustre et charmante société des Amis des livres, autrement dit du Grand Référendaire de l’Académie des cinquante. M. Eugène Paillet ne possède guère qu’un millier de volumes ; sa bibliothèque n’est point encombrante, mais il a su réunir chez lui l’élite, la crème des beaux et bons livres et ses visiteurs, experts en la matière, s’accordent tous sans conteste pour estimer à environ un demi-million les mille numéros de son étonnant catalogue.

M. Henri Béraldi, le jeune bibliographe de ces trésors, est lui-même un passionné des livres et des estampes ; iconophile de premier ordre, possesseur d’une collection de gravures unique en son genre, il a déjà édité pour ses confrères en toquade un délicieux opuscule intitulé : Mes Estampes, qui n’a jamais été mis dans le commerce et qui a révélé chez son auteur des qualités d’humour, de verve à l’emporte-pièce, que beaucoup d’entre nous ne soupçonnaient guère sous son apparence un peu flegmatique. - Ce bibliophile militant a déjà rédigé, en collaboration avec le baron Roger Portalis, trois volumes considérables, en six parties, sur Les Graveurs du XVIIIᵉ siècle, qui font connaître au lecteur plus de quatre cents artistes du dernier siècle ; il travaille en outre en ce moment à une œuvre qui paraîtrait insensée si l’on n’était assuré qu’il la conduira à bon port ; nous voulons parler de son Guide de l’amateur d’estampes modernes, en cours d’impression sous le titre général Les Graveurs du XIXᵉ siècle, dans lequel cet audacieux entreprend l’inventaire minutieux de toutes les planches gravées depuis l’an VIII jusqu’à nos jours, avec biographies succinctes, appréciations sobres et liste d’estampes aussi complète que possible.

C’est ce laborieux et aimable catalographe qui nous introduira, rue de Berri, dans le cabinet de travail de maître Eugène Paillet, le dimanche après midi, jour de réception de cet illustre président des Amis des livres, qui sait accueillir avec une grâce et une urbanité parfaites les membres titulaires et correspondants du cénacle des jeunes bibliophiles.

✶ ✶

Donnons audience à messire Henri Béraldi, il nous présentera d’abord, en guise de préface, l’hôte de céans assis devant sa petite table sur un fauteuil tournant.

Petite tenue de bibliothèque, veston de velours noir, rehaussé d’un point rouge à la boutonnière, et toque de tourne. — Que fait-il ? — Il est bien attentif ! Devant lui sont étalés plusieurs volumes épiautés ; il prend délicatement les feuilles de ces livres, il les mesure, il les rapproche, il les compare. — Ciel ! Pourquoi cet éclair dans le regard ? Qu’y a-t-il ? Une paille ? une tare dans le papier ? une tache ? un raccommodage ? un feuillet refait, une faiblesse dans l’impression ?... Mais non, le monocle braqué dans l’œil retombe, tout est bien, et de ces cinq exemplaires du même livre, que vous voyez, étalés sur sa table, il va, sur tout à l’heure un volume de haute saveur, parfait, irréprochable, composé avec les feuilles les mieux venues de chaque exemplaire : alors, raffinements des raffinements, volupté suprême, il pourra annoter son livre de cette mention magique : Le plus bel exemplaire connu ! (moi seul et c’est assez !)

Mais la solitude du bibliophile ne tarde pas à être troublée. M. Béraldi nous fait défiler très ingénieusement tous les bibliophiles de grande marque, en caractérisant d’un trait malicieux leur dada, leur monomanie spéciale, en soulignant leur manière d’être et de paraître. Regardons :

On sonne. M. de Lacretelle. Il vient voir la nouveauté du jour : un volume tout fraîchement rentré de la reliure… il prend le livre pour l’examiner, que va-t-il dire ! — Il le soupèse : n’aurait-il pas la densité spécifique particulière aux livres bien reliés et prouvant de l’homogénéité du battage ? Il le pince : la coiffe fléchira-t-elle sous les doigts, indice d’un corps d’ouvrage trop mou ? Il exerce sur les deux plats des tractions en sens opposés : le livre serait-il faiblement emboîté ? Il fait claquer les plats contre les gardes : le volume ainsi percuté rendrait-il un son défavorable ? Il flaire le fond : sentirait-il la colle ? — Il examine le dos, en décrit les livres parfaits : aurait-il un défaut ? les nerfs seraient-ils trop épais ou trop minces ? le titre serait-il en caractères trop forts ou trop maigres ? Le maroquin aurait-il un grain trop gros ? trop petit ? trop écrasé ? pas assez ? — Il l’ouvre pour regarder la doublure, il fait miroiter l’or de la dentelle intérieure, il se présente les deux plats à la fois pour en mieux apprécier l’effet ; le décor ne serait-il pas d’un goût absolu ? le feuillette en faisant résonner le papier sous le doigt… C’est fini ! tout est au mieux ! le jugement est approbatif… soulagement : un trésor de plus sur les rayons !

N’est-ce pas en quelques lignes un aimable Traité des différentes qualités qui concourent à la perfection d’un livre ? Ne quittons pas l’huissier Béraldi. On sonne, M. de Villeneuve paraît.

Il se fait donner un certain livre à figures qu’il demande, s’installe près de la feuillette et, silencieux, l’examine à fond ; gageons qu’il mûrit un achat et qu’après comparaison réfléchie, la semaine ne se passera pas sans que sa bibliothèque ne se soit augmentée d’un volume de haut choix.

Voici venir M. de Lignerolles, le grandissime bibliophile, le type du collectionneur gentilhomme, le de Thou, le d’Hoym de notre siècle ; on le complimente sur sa dernière victoire à l’hôtel Drouot. Il reçoit l’éloge avec modestie, presque fâché qu’on sache que le précieux livre est désormais le nombre des ses merveilles ; voilà bien l’amateur de l’ancienne roche ! — On sonne, MM. de Tinan et Bauchaud ; le premier prend dans la bibliothèque un petit volume et tire de sa poche pour le mesurer un petit instrument d’ivoire que, dans la langue ordinaire, on nomme simplement double décimètre, mais que, lui raffiné, a imaginé de baptiser Elzéviromètre, ce qui a tout à fait grand air. Le second est rayonnant, ainsi qu’il convient à un homme qui vient d’effectuer le mariage de Villon avec Louise Labbé. En français courant, cela signifie que, possédant déjà un exemplaire de la rarissime édition originale des Poésies de Louise Labbé, il vient d’acquérir et de mettre sur le même rayon de sa bibliothèque un précieux Villon de 1537. La conversation devient singulièrement animée, technique et excitante à la fois.

On sonne encore chez maître Paillet, la sonnette ne s’arrête pas, et l’audiencier Béraldi annonce à la suite presque tous les membres titulaires de la jeune et ardente société des Amis des Livres, Henri Houssaye, Georges Masson, de Saint-Genies, Rodrigues, Truelle, Saint-Evron, Roger Portalis, Begis, de Champ-Repus, Cusco, Daguin, Charles Cousin, etc.

Ami Béraldi, vous ne m’avez point nommé parmi tous ces fidèles du maroquin. Voilà qui est perfide. Il est vrai que je ne suis jamais aux Dimanches du Président, ayant trop affaire dans ma bibliothèque pour aller pâlir d’envie devant celles d’autrui. C’est égal ! vous êtes un mauvais collègue et je vous dénonce à la postérité. Un joli sujet pour prix de Rome, voyez-vous ça ? Un ami des livres indigné livrant son confrère aux Furies vengeresses. Si ces furies savaient s’y prendre, je sais bien ce qu’elles feraient ; elles vous rôtiraient à petit feu doux, sur un brasier alimenté par les plus beaux États avant la lettreavant le socle… avant le point… qui composent les œuvres de Fiquet, de Choffart, de Saint-Aubin, de Moreau, d’Eisen ou de Marillier. — Puissent ce terrible cauchemar, ingrat, hanter désormais vos nuits !

✶ ✶

Le catalogue de la bibliothèque d’Eugène Paillet est divisé par les soins d’Henri Béraldi de la manière suivante, qui rompt intelligemment avec la routine de la classification bibliographique :

  • Manuscrits in-4 et livres du XVIᵉ siècle ;

  • Livres divers, XVIIᵉ siècle ;

  • Elzéviers et éditions de Hollande ;

  • Éditions originales anciennes ;

  • Livres divers, XVIIIᵉ siècle ;

  • Livres à figures, XVIIIᵉ siècle ;

  • Livres à figures, période intermédiaire ;

  • Livres illustrés modernes ;

  • Premières éditions modernes, romantiques, etc.

Pour les bibliothèques des grands amateurs, il me semble que ces divisions devraient être généralement adoptées, ce sont les plus conformes à la logique, et elles ont le mérite de ne point égarer le lecteur. De plus, et je ne saurais trop insister sur ce point, M. Béraldi a inauguré ici une méthode d’annotations vives, alertes, imprévues, humoristiques, tour à tour caressantes, ironiques et cruelles pour lesquelles il a acquis le droit incontestable de se faire patenter. Après avoir inséré un ouvrage selon toutes les règles prescrites en matière de catalographie, il laisse son esprit bourdonner autour et alentour de ce livre, et le voilà parti avec une allure du diable à nous conter mille et une anecdotes, des faits, des échos ; il trace ici la physiologie d’un libraire, là il agite une discussion à propos d’un relieur, plus loin il met aux prises deux bibliophiles médisant d’un confrère, d’autre part il sème des réflexions judicieuses ou abracadabrantes au sujet de telle impression moderne : Toute la lyre, je vous le dis, il la possède toute, de la note grave à la note sarcastique. Cette méthode unique, et qu’on ne saurait trop encourager, nous met en humeur d’absorber un catalogue avec autant de plaisir qu’un chapitre de Sterne.

J’en donne une preuve. Il s’agit du plus beau manuscrit de la bibliothèque Paillet et je transcris fidèlement :

N° 10. — Contes de La Fontaine, manuscrit de la fin du XVIIIᵉ siècle, en 2 volumes grand in-4ᵒ, à l’encre noire, verte et rouge (par Monchassieu), illustré de 50 dessins de camaïeux reproduisant les compositions de Choffart (d’après Marolles), et contenant cinquante-sept dessins originaux de Fragonard, exécutés pour Bergeret, fermés au général, qui n’a fait transcrire que les cinquante-sept contes pour lesquels il possédait des dessins.

À la suite de cette description, M. Béraldi écrit la note suivante :

La reliure est de Derôme, en maroquin rouge, grecque et encadrements sur les plats, dos orné double de tabis.
La merveille de la bibliothèque Paillet !

L’histoire de ce livre est connue, cependant il faut la rappeler ici en détail, pour l’esbattement et instruction de la gent bibliophile.

Il fut autrefois en la possession de M. Feuillet de Conches, qui l’acheta dans le bon temps, pour un prix minime, presque pour rien, pour une grimace, comme disait Sieurin ; on le retrouve ensuite chez divers amateurs, mais passons.

Le voici à vendre et on en demande vingt-cinq mille francs !

Laisser échapper un pareil chef-d’œuvre est absolument impossible !

Mais, d’un autre côté, débourser vingt-cinq mille francs d’argent, cela demande réflexion, il n’y a aucune honte à l’avouer. D’ailleurs, ces achats contestés sont le fait des collectionneurs plus riches que forts ; on doit laisser aux « gros sacs » cette manière brutale et banale d’opérer ; le grand collectionneur procède d’une façon plus complète et plus intéressante.

Il faut trouver dans sa bibliothèque les matériaux d’un échange habile qui procurera un fort acompte sur la somme.

Et voilà notre bibliophile planté devant ses livres, cherchant, non pas quem devoret, mais au contraire ce qu’il va abandonner en pâture au minotaure Morgan. Imaginez un père obligé de choisir parmi ses enfants celui qui sera mangé !

Il faut sacrifier un morceau de premier ordre, il n’y a pas à dire, sans cela point d’affaire. Allons ! pars, mon beau Faublas, pars avec tes précieux dessins originaux de Marillier ; pars avec ta suave reliure de Trautz, bleue double d’orange ; pars, je verse sur toi des pleurs, mes regrets t’accompagnent. Je te laisse échapper pour mille francs ; si jamais je te retrouve pour cinq, crois bien que je ne te manquerai pas… pauvre Faublas… Mais quand je pense à ces cinquante-sept merveilleux dessins de Fragonard… Allons, va-t’en !… va-t’en !

Ah ça, maintenant assez de sacrifices et jouons serré. — Hors d’ici Contes de Perrault de 1781, livre estimé, mais si mal fait ; tu es en vogue, les amateurs font des folies pour toi : c’est le moment de te lâcher à bon prix.

Si Calypso se montra inconsolable du départ d’Ulysse, je me consolerai fort bien, moi, de celui du Télémaque, édition originale par parties. Hors d’ici.

Quoi encore ? L’Heptaméron de 1559 : allons, soit.

Mais, j’y pense, les Comédies de Regnard, éditions originales… Si nous sacrifiions cet excellent Regnard ? Va pour Regnard !

Il manque encore quelque chose. Oh ! oh ! un roman de Restif de la Bretonne, le plus rare, il est vrai, mais dont je ne me soucie guère. Combien en demander ? pour quel prix insensé le jeter dans la gueule du monstre ? trois mille francs, pas un sou de moins… S’il allait hésiter ? Morbleu, il faudra qu’il l’avale (sic).

Et, en effet, le tout fut avalé pour vingt-deux mille francs, et, moyennant trois mille francs de menue monnaie, Fragonard entra triomphant dans la bibliothèque du bibliophile !

Mais ceci n’est rien encore !

Vous savez que tous ces dessins exquis sont inédits en majeure partie ; de plus, ceux qui ont été publiés plus tard ont été gravés d’une façon qui n’est pas absolument conforme aux dessins originaux. lesquels ne sont pas très faits, il a fallu en préciser toutes les indications et les engraver.

Voilà qu’un beau jour le libraire Rouquette flaira une forte opération et vint demander au bibliophile de le laisser graver ses cinquante-sept dessins en fac-similé par Martial. Refus. — Mais je vous abandonne le tiers du bénéfice le second tiers étant pour le graveur et le dernier pour moi — Refus… Rouquette insiste, il persécute ; il fait vibrer la corde sentimentale : Pourquoi priver de ces reproductions en fac-similé les bibliophiles qui les désirent et qui les attendent avec passion !

Cette raison décide tout ; on grave les dessins, on tire à nombre limité d’exemplaires, qui se vendent sur-le-champ ; on fait le compte : Rouquette gagne trente mille francs, Martial en reçoit autant, notre bibliophile autant.

Son livre de vingt-cinq mille francs lui coûte ainsi cinq mille francs de bénéfice… Il est vrai qu’il en vaut cinquante mille.

L’histoire de ce livre incomparable est, on le voit, contée avec un esprit très original, nuancé de fine ironie. Ainsi tout le long de ce catalogue les notes se suivent, tantôt foisonnantes de détails curieux, de pièces inédites, de traits mordants, tantôt succinctes, à peine retouchées d’un mot à sensation ou d’une pointe acérée. Ce ne sont plus ici de longues phrases passionnées sur l’amour des livres à la façon de Janin ou de Sylvestre de Sacy ; beaucoup moins alambiqué est l’ami Béraldi ; il cause, il bavarde, il pointe, il éclate, il étincelle, il part en fusées, il est pyrique, endiablé, étourdissant, rutilant ; il provoque le rire, il égaye, il intéresse, il passionne même parfois, il sait au fait de tous les racontars, il connait son bibliophile moderne comme pas un ; il supplie à tous les reflets d’humour et ne vise pas au style et parfois cependant il nous lance, sans crier gare, des choses extraordinaires qui seraient des bonnes fortunes de littérateur. En résumé, on peut dire que c’est le Desgenais ou le Caliban de la bibliophilie de cette époque.

✶ ✶

Je passerai sur les incunables et les livres du XVIᵉ siècle de la bibliothèque Paillet, bien que je voie là d’importants spécimens des impressions de Mentelin et de Gutenberg, des Antoine Vérard, des Heures à l’usage de Reims, des romans de chevalerie, des éditions princeps de nos poètes de la Pléiade et surtout des reliures de Trautz à croix, rosaces et compartiments à froid qui feraient à eux seuls l’orgueil légitime d’un bibliophile. Le XVIIᵉ siècle ne nous arrêtera pas davantage malgré ses éditions originales hors ligne et la façon toute plaisante avec laquelle le commentateur ne craint pas de « blaguer » cet infortuné La Bruyère à propos de sa boutade sur la tannerie d’un amateur de livres. — M. Béraldi est sans pitié pour le moraliste : assez de tannerie, semble-t-il dire, nous a-t-il assez tannés avec ce mot ! Attends un peu !… Et sans respect pour le caractère du nouveau Théophraste, il l’exécute avec une scie prestigieuse et une furia charmante.

La partie du catalogue qui contient la nomenclature des livres à figures du XVIIIᵉ siècle est incontestablement la plus remarquable. On y découvre toutes les merveilles signées par Gravelot, Boucher, Eisen, Moreau, Choffart, Monnet, Cochin, Lebarbier, Marillier, Duplessis-Bertaux, de Saint-Quentin, dans tous les états possibles et sous des reliures à rêver, soit anciennes, soit modernes. — Voici les Œuvres de Molière, 1734, avec figures de Boucher, 6 vol. grand in-4° de première date, dans une fraîche reliure de maroquin rouge, aux armes et au chiffre de Caraman-Chimay, puis la Manon Lescaut de 1753, en 2 vol. in-12, avec figures de Gravelot et Pasquier, exemplaire très grand de marges, avec le rarissime carton de la page 149 du tome Iᵉʳ.

Je remarque plus loin Il Decamerone de Giovanni Boccaccio, 1757, 5 vol. in-8°, avec les illustrations de Gravelot du premier tirage, y compris la suite libre, avec la griffe sur les figures des cinq volumes. — Le seul exemplaire qui ait été relié par Trautz, sur brochure, en maroquin orange avec compartiments sur les plats. Puis une perle richement enchâssée : Les Contes de La Fontaine, édition dite des Fermiers généraux, 1762, exemplaire du premier tirage, avec le bon état du portrait de Choffart (dans le cul-de-lampe du Rossignol), auquel on a ajouté vingt-quatre figures doubles, reliure en maroquin rouge à trois filets, dos orné ; par Letellier fils, maître relieur parisien.

Un bel exemplaire des Baisers de Dorat, 1770, contenant les épreuves tirées hors texte de tous les fleurons dans une condition irréprochable ; reliure extraordinaire de Chambolle-Duru (denture de Marius Michel) en mosaïque et doublée en mosaïque. — Autre bel exemplaire du Jugement de Paris, par Imbert, 1772 ; la reliure est de Bauzonnet, en maroquin rouge doublé de tabis ; les fleurons de Choffart y sont en tirage hors texte avec leurs eaux-fortes. Enfin un admirable exemplaire des Fables de Dorat, 1773, contenant les fleurons de Marillier tirés hors texte et à toutes marges, des deux états avant la lettre, bref, tout ce qu’on peut rêver, y compris même l’en-tête et le cul-de-lampe de l’édition précédente de 1772 ; la reliure est de Cuzin, en maroquin citron, dentelle à petits fers sur les plats, doublée de maroquin rouge, semée de roses et de papillons.

Ô lecteur ! s’écrie le commentateur, si vous n’êtes pas bibliophile, vous ne pouvez savoir quel effort représente la confection d’un pareil exemplaire des Fables de Dorat ! c’est le treizième travail d’Hercule.

Voici votre texte, il s’agit d’avoir les fleurons et vous n’êtes pas assez heureux pour les avoir trouvés tous à la fois !! Il faut vous décider à procéder par fractions.

Un premier achat vous met en possession de la moitié des précieuses vignettes. Sans trop de difficultés vous trouverez encore un autre lot ; vous voilà aux deux tiers de la tâche ; là commence la chasse des lots entiers achetés au poids des billets de banque pour vous procurer seulement deux ou trois pièces ; puis mille démarches pour écouler vos doublés à quelque amateur sans trop de perte, ou un échange proposé à un rival ; vingt-cinq fleurons offerts contre un qui vous manque ; puis le joli tiré du second volume qui passe en vente publique, s’il allait vous échapper ! un mois d’angoisses ! Enfin il ne vous manque plus que trois pièces, vous les demandez à tout l’Univers, puis deux pièces, puis une… une seule. Dix ans de votre vie pour cette pièce ! voilà. Ce que vous coûte ce petit papier, cela ne se dit pas, à cause de la famille qui vous ferait interdire.

Vous croyez que c’est fini ? Allons donc ! — Vous êtes complet, oui, mais il y a des fleurons qui sont réémergés ! et la poursuite et les préoccupations, et l’agitation recommencée ; ce que vous avez remplacé la dernière pièce courte par une à toutes marges ! et puis, il y a la reliure !

Aussi je vous engage à ne pas faire le compte de vos cheveux quand le travail sera terminé.

Voici l’un des plus précieux trésors de la collection Paillet : les Chansons de La Borde, 1773, 4 vol. in-4° avec figures de Moreau et autres. L’exemplaire contient :

1° les épreuves avant la lettre des figures du premier volume dessinées et gravées par Moreau ;
2° les eaux-fortes des figures des quatre volumes ;
3° le portrait de La Borde à la lyre et trois autres portraits du même ;
4° le rarissime portrait de Mᵐᵉ de La Borde en pied, par Masquelier et Née dont on ne connaît que quatre épreuves.

— Ce célèbre exemplaire provient des bibliothèques Renouard, Aiguillon, Grésy, Gonzalès ; il a toujours été en s’améliorant et en se complétant. Il était resté cartonné, non rogné ; son dernier propriétaire a pris le parti de le faire relier par Cuzin avec une ornementation intérieure qui représente les panneaux du château de Trianon avec tous les attributs de la musique.

Tous les grands livres du XVIIIᵉ siècle défilent tour à tour, munis de tout ce qu’il est possible d’imaginer et couverts de reliures indescriptibles.
Je vois, d’une part, les
Suites d’estampes pour servir à l’Histoire des mœurs et du costume des Français au XVIIIᵉ siècle, 1775, 1777, 1783, trois parties en 1 vol. in-folio, exemplaire contenant les trois textes, et l’on sait que le troisième est si rare que pendant longtemps on en contesta l’existence ; d’autre part, je remarque les Idylles et Romances de Berquin, 1775, 1776, 3 vol. in-16, contenant tous les dessins originaux de Marillier, la plupart des eaux-fortes et les figures avant les numéros. L’exemplaire est en papier de Hollande, il provient de chez Renouard et il est habillé par Bozerian en maroquin vert ; cela dit tout, n’est-il pas vrai ? La perfection même.

Je citerai encore Le Paysan perverti et la Paysanne pervertie, par Restif de la Bretonne, 1776, 1784, 9 vol. in-8°, figures de Binet, relié sur brochure, par Trautz, en maroquin citron janséniste, puis le recueil des Meilleurs contes en vers (autrement dit les Petits conteurs), 1778, 4 vol. in-16 avec vignettes attribuées à Duplessis-Bertaux. — Ce dernier ouvrage contient toutes les vignettes en tirage hors texte, sur fort papier de Hollande. — Il a été relié sur brochure et non rogné par Lortic, en maroquin orange, large dentelle à petits fers sur les plats ; la doublure est en maroquin mosaïque orange, vert, bleu et rouge, formant des caissons dorés au pointillé ; cet intérieur est unanimement reconnu comme un chef-d’œuvre.

« Je ne crois pas, dit M. Béraldi, qu’il existe un autre exemplaire des Petits conteurs aussi merveilleux que celui-ci ; c’est un de ces livres qu’on tient pour montrer avec la certitude de produire son effet, si l’on montre ses livres, c’est-à-dire si l’on est bibliophile pour jouir de ses livres et en tirer toutes les satisfactions qu’ils peuvent donner. Or il n’est pas de plus suave plaisir que d’avoir des livres comme les autres n’en ont pas. Ne cherchez pas ailleurs le véritable but que poursuit l’amateur.
À la condition d’être de première force et sûr de soi, il y a dans cette exhibition des livres une source de voluptés particulières que, parmi les variétés de collectionneurs, le bibliophile seul connaît, parce que seul, entre les bibelots, le livre se prête à des comparaisons précises. »

Mais de quel œil de convoitise n’est-il pas regardé, l’amateur qui possède tous ces phénix de la curiosité bibliographique ! de quelles petites calomnies ne le charge-t-on pas ! de quels crimes de lése-goût n’est-il point accusé ! Alors, tout triomphant de la visite de ses confrères, il exulte des louanges qu’il a recueillies, les visiteurs en se retirant l’arguent de la belle manière. M. Henri Béraldi n’a pas manqué de nous dialoguer cette scène comique de deux bibliophiles qui, à peine sur l’escalier, se prennent à parler des livres qu’ils viennent de voir chez leur accueillant collègue. Écoutons-les :

Un peu plus, à vous, son Virgile elzevir ?
Peuh ! un peu court.
Rogné jusqu’à la moelle.
Il n’avait qu’à le donner à son relieur préféré, un homme qui vous lamine les livres de telle sorte que, lorsqu’il vous les rend, ils ont un centimètre de plus que lorsque vous les lui avez donnés. Il fait des in-12 avec des in-18. Et son Plutarque, l’aimez-vous ?
Peuh ! l’exemplaire est grand, mais le maroquin vert est un peu passé.
Oui, il est assez pisseux, et ses portes de fer ? que dites-vous de cette reliure nouvelle avec cette surabondance de dorures ?
Ça, une reliure ? c’est le foyer de l’Opéra, et puis n’admets pas les reliures de ce relieur-là, elles me dégoûtent ; quand je suis obligé d’acheter des volumes qui en ont, je ne veux même pas y toucher, je fais monter un commissionnaire pour leur casser les reins.
Et moi donc ! imaginez-vous qu’il m’a rapporté un volume que je m’étais laissé aller à lui confier, je ne sais pas pourquoi. Il a vu sur ma table un livre relié par Trautz, et ce sauvage a eu l’inconvenance de se permettre une observation critique. On n’a pas idée de ça ! Je n’ai rien dit, je lui ai payé son livre, et immédiatement devant lui, j’ai pris un canif, déboîté le livre qu’il me rapportait et jeté la reliure par la fenêtre.
Bravo ! Dites-moi, vous avez vu tout à l’heure ces Petits conteurs, en maroquin ancien, la reliure est bien jolie.
Oui, mais c’est dommage que les épreuves soient un peu faibles !
Un peu faibles ! Dites usées, rasées, rincées, ressucées, rabotisées ; c’est une lavasse, je n’en voudrais pas pour rien.
Je vous voyais tout à l’heure regarder le Villon. N’avez-vous rien remarqué ?
Non.
Eh bien… (Il lui parle à l’oreille.)
Bah ! pas possible ! oh non ! un raccommodage ?
Parfaitement, c’est un feuillet refait, on ne le voit pas du tout, je m’empresse de le reconnaître ; mais, ça ne fait rien, pour moi, j’en ai la conviction, c’est un feuillet refait.
Mais alors notre ami aussi est refait.
(Ils se tordent de rire, se serrent la main et se séparent.)

La scène est charmante et bien parisienne ; on ne saurait croire ce qui se fait de potins, de débinages, de légères « crasses » dans le petit grand monde des bibliophiles ; personne n’est indemne, chacun est passé au crible de la critique et même de la calomnie ; dans les potinières des passages Choiseul et des Panoramas, il faut entendre à l’heure des réunions avec quel appétit on dévore les absents. C’est là que La Bruyère eut pu placer son mot : Quelle tannerie ! On sort tout repassé, cheminé des mains de ces messieurs. En tant que livres illustrés modernes, je ne compte pas dans la Bibliothèque d’un Bibliophile cinq cents volumes ; maître Paillet a tenu à choisir, puis à éliminer encore ; il ne possède que le fin du fin, et la description de ces ouvrages du siècle ne comprend pas moins de cinquante pages du catalogue. Parmi les pièces les plus curiosis­simes, les Œuvres complètes de Béranger, 1847-1860, sautent aux yeux. Ce superbe exemplaire en cinq volumes in-8°, contient les principales suites de figures exécutées pour Béranger, c’est-à-dire :

1° les gravures de l’édition, d’après Lemud et autres, avant la lettre ;
2° les gravures de Tony Johannot de l’édition de 1829-1833 avant la lettre ;
3° la suite de Devéria, bois tirés hors texte in-12 ;
4° les bois de Daubigny ;
5° la suite de Granville sur chine volant, les suites complètes et coloriées d’Henri Monnier ;
6° les suites édifiantes de Monnier et de Johannot ;
7° un autographe de Béranger : La chanson de l’Antiphilosophe.

Enfin, il est relié par Trautz, sur brochure, en maroquin vert, avec trois filets sur les plats, le dos couvert de dorures. — N’est-ce pas éblouissant ?

À côté de ce Béranger outrecuidant tout disparaît, tout s’efface, même les éditions originales de Delavigne, de Victor Hugo, de Lamartine, de Stendhal, de Mérimée, de Sainte-Beuve, de Balzac, d’Alexandre Dumas, de Lamennais, de George Sand, d’Alfred de Musset, de Théophile Gautier, de Dumas fils et de Baudelaire, car le président des Amis des livres les possède, toutes ces éditions passionnément recherchées ; et non content de les avoir en bel état, non rognées et luxueusement vêtues, il a eu le soin de les augmenter de ce qu’il a pu trouver à y insérer. Je n’en veux d’autre preuve que sa Mademoiselle de Maupin, 1835, qui se trouve illustrée de jolies aquarelles originales de John Lewis-Brown et de cinq dessins humoristiques, le tout dans une reliure de Cuzin avec neuf filets sur les plats.

Eugène Paillet est un de ceux qui aiment à faire illustrer leurs livres de dessins originaux, il possède ainsi une Physiologie du mariage de 1830 avec de nombreuses compositions de Chauvet et une Madame Bovary de 1857, avec sept aquarelles d’Edmond Morin. Je n’ai pas vu figurer dans ce catalogue une Fanny de Feydeau, ou Paul Avril avait semé, il y a quelques années, de charmants croquis au crayon et des compositions relevées de couleur. Le bibliophile lui aurait-il réservé le sort de son infortuné Faublas ?

Par le rapide aperçu que j’ai pu donner ici des merveilles de cette bibliothèque des mille et un volumes, je suis assuré qu’on va chercher par tous les moyens à se procurer le Catalogue si spirituellement paraphrasé par Henri Béraldi, dont la gloire, je le vois, est si gaillarde. Je crains bien cependant qu’on ne heurte au mot terrible : épuisé, qui vous saisit trop souvent comme une porte fermée au nez. Deux cents exemplaires, c’est réellement insuffisant pour un livre qui surexcite l’intérêt par tant de côtés à la fois ; de plus pour que ce livre : la Bibliothèque d’un bibliophile, soit bien complet, il s’agit d’y introduire, en guise de frontispice, le portrait d’Eugène Paillet, délicieusement gravé à l’eau-forte par Abot. Ce portrait n’étant pas dans le commerce, il est nécessaire de le quémander à son original qui est bien digne de compléter généreusement à tout desideratum.

Je voudrais que cette publication, si éminemment curieuse, ne fût qu’un début et j’aimerais à voir mes collègues des Amis des livres se piquer tous au jeu et publier à tour de rôle l’esprit de leur bibliothèque. À ne considérer que celles de MM. Bégis, Henri Houssaye, Charles Cousin, Gallimard, pour ne parler que de ce que je connais, nous aurions pour longtemps de la succulence sur la planche. Ce serait le rêve des rêves. Ainsi puisse-t-il en être !


OCTAVE UZANNE.



(*) article publié dans la revue Le Livre, Bibliographie moderne, du 10 février 1886. Septième année. Deuxième livraison. N°74.

* * *
* *
*


Nous nous sommes amusé à soumettre ce texte à l'intelligence artificielle (ChatGPT 4) et voici le résultat que je vous invite à lire et à prendre pour ce qu'il est (pour ce qu'il vaut) :

🔹 Résumé synthétique

Le texte est une chronique bibliophilique raffinée, érudite et souvent moqueuse, qui célèbre l’art de collectionner les livres rares, beaux, illustrés et parfaitement reliés, à travers l’exemple de la bibliothèque d’Eugène Paillet (conseiller à la Cour d’appel et président des Amis des Livres).

Structure du texte :

  1. Philosophie du catalogue de bibliophile : Octave Uzanne présente le catalogue comme le miroir de l’âme du collectionneur. Il évoque les grands bibliophiles de l’histoire et leur lien intime avec leurs collections.

  2. Portrait de Paillet et de sa bibliothèque : 1000 volumes, tous triés sur le volet, dans des éditions rares, illustrées, avec reliures précieuses, souvent enrichies de dessins originaux.

  3. Description vivante des visiteurs : Des scènes de réception dans le cabinet de Paillet où défilent les membres du cénacle bibliophilique, chacun avec sa marotte (l'Elzéviromètre, les mariages de livres, les critiques de reliure…).

  4. Analyse du catalogue de Béraldi : Présenté comme un modèle de classification intelligente et d’écriture spirituelle. Béraldi dépasse la simple notice pour raconter anecdotes, opinions et traits d’humour autour de chaque livre.

  5. Focus sur des pièces exceptionnelles :

    • Le manuscrit des Contes de La Fontaine avec 57 dessins originaux de Fragonard.

    • Les Chansons de La Borde, les Petits conteurs, Le Paysan perverti, Les Fables de Dorat, etc.

    • Les grands illustrés du XVIIIᵉ siècle dans des exemplaires « montés » pièce à pièce.

    • Un Béranger exceptionnel, enrichi de toutes les suites illustrées connues et relié par Trautz.

  6. Critique satirique du microcosme bibliophilique : Une scène comique où deux visiteurs critiquent méchamment les livres de Paillet à peine sortis de chez lui. Un tableau piquant du snobisme bibliophile.

  7. Épilogue et appel à l’émulation : Uzanne rêve que d’autres membres des Amis des Livres imitent Béraldi en publiant eux aussi leur bibliothèque avec autant d’esprit.


🔹 Analyse

Un manifeste bibliophilique déguisé

Le texte n’est pas qu’un hommage à Paillet. C’est aussi une déclaration d’amour aux livres anciens et à l’art du collectionneur, vu comme un créateur presque égal à l’artiste. À travers des descriptions techniques et enthousiastes, Uzanne célèbre l’édition originale, la gravure, le tirage à part, la reliure, la provenance… autant de fétiches qui constituent l’arsenal sacré du bibliophile.

Un théâtre d’ombres érudit et ironique

Uzanne adopte un ton tour à tour admiratif, moqueur, affectueux, parfois féroce. Il se moque gentiment des marottes des bibliophiles (le « virgile Elzévir rogné jusqu’à la moelle », le « plutarque pisseux », les fureurs du petit monde des passages Choiseul). Ce texte est aussi une comédie humaine du monde du livre, où chacun juge le goût de l’autre, parfois avec cruauté.

Une esthétique du livre total

L’auteur insiste sur la perfection de l’exemplaire : non seulement complet, mais dans le plus bel état possible, enrichi, augmenté, personnalisé. Cela suppose des années de quête, des échanges, des sacrifices douloureux (comme le fameux Faublas abandonné pour obtenir les dessins de Fragonard). Uzanne montre que la bibliophilie est un art total, à la fois passion, compétition et religion du goût.

L’écriture comme miroir du collectionneur

Le style d’Uzanne reflète son sujet : foisonnant, baroque, capricieux, à la fois littéraire et technique. Il mêle les registres (érudition, humour, confidences) avec brio, à la manière d’un pastiche de Sterne ou de Montaigne, et donne ainsi à ce texte une dimension à la fois descriptive et esthétique.


🔹 Conclusion

La Bibliothèque d’un bibliophile est à la fois un document exceptionnel sur la bibliophilie française de la fin du XIXᵉ siècle, un portrait vivant de figures clés du monde du livre, et un exercice de style plein de panache. À travers la bibliothèque de Paillet, Octave Uzanne et Henri Béraldi proposent une véritable mythologie moderne du livre rare, dans laquelle l’amateur raffiné devient un héros de la culture.


Publié le 17 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour les Amis d'Octave Uzanne www.octaveuzanne.com

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...