jeudi 19 juin 2025

Documents littéraires, par Émile Zola. Paris, Charpentier, 1881, un vol. in-12. — Prix : 3 fr. 50. Compte rendu dans Le Livre (10 décembre 1881). Article signé P. (Octave Uzanne ?).

 


Documents littéraires, par Émile Zola. Paris, Charpentier, 1881, un vol. in-12. — Prix : 3 fr. 50.

M. Zola serait un critique tout comme un autre, n’était un léger défaut. Pour tracer le portrait d’un auteur, il se place à contre-jour, de façon que son ombre se projette sur le personnage en question et en voile si complètement les traits que le peintre ne les aperçoit plus et finit, volontairement ou non, par dessiner sa propre image. Où cela le mène ? on le devine : Chateaubriand, Victor Hugo, Sainte-Beuve, Mme Sand, Gautier et autres illustres ne lui sont plus que des prétextes pour se mettre en scène et amener à tous propos son éloge. Chacun de nous assurément se juge lui-même en jugeant les autres, mais le fait n’est vrai de personne autant que de M. Zola ; sa plume crache la personnalité à chaque ligne.

Quel dommage ! Avec sa rudesse préméditée, sa crudité de langage et son ton bourru, il aurait pu, sans cette préoccupation, introduire une note juste et d’une sévérité mesurée dans le concert de flatteries dont les grands écrivains sont trop souvent l’objet. Malheureusement l’amour-propre l’aveugle ; au lieu d’un observateur impartial, nous n’avons plus qu’un polémiste échauffé. Ces études, écrites d’abord pour la Revue russe, le Messager de l’Europe, sont beaucoup moins soignées que les romans du même auteur ; le commun, le rabattu y côtoient les idées justes ; les arguments sont pris au hasard et de toute main, sans qu’il les pèse, ni se soucie de les grouper logiquement. Au besoin, il se répète et frappe à plusieurs reprises, au même endroit du tambour. Inutile d’ajouter que cela lui arrive surtout lorsqu’il parle de lui et de ses livres. Il a plus d’une fois reproché à la critique de le négliger, de ne pas le signaler assez haut aux suffrages du public ; il voudrait qu’elle accoutumât la grande masse aux lueurs inquiétantes du génie. Eh ! ne s’acquitte-t-il pas lui-même de ce soin ? Quant à la publicité, dont M. Zola semble faire fi avec un dédain qui l’étonne, il est possible qu’elle ait parfois déçu les lecteurs et qu’elle les ait engoués d’œuvres au fond peu estimables, mais est-ce donc à l’auteur de Nana qu’il appartient de s’en plaindre ?

Nous n’avons pas à défendre les réputations que ce volume s’attache à démolir, non plus qu’à discuter le système au nom duquel s’opère un tel abatis. Un dogme ne s’impose à la foule qu’à la condition d’être obscur, incompris même du cerveau qui le crée. Celui que préconise M. Zola ne fait pas exception à la règle. Grâce à deux ou trois mots vagues et mal définis, document humain, évolution, naturalisme, il se grise à froid et ne s’entend plus lui-même. Il croit trop facilement qu’une chose est, dès qu’il l’affirme. Un peu moins de confiance en lui-même vaudrait à son talent plus de variété, plus de nuance et de souplesse.

On a beaucoup ri le jour où il essaya si maladroitement d’abriter son système derrière la science de Claude Bernard. C’est en réalité une prétention stupéfiante que de vouloir réduire la littérature à une sorte de statistique, d’imposer à l’imagination la rigueur de la géométrie et de transformer le peintre de mœurs en photographe. Aucun des écrivains dont M. Zola s’autorise n’eût accepté de telles conditions. Stendhal surtout, dont le nom revient si volontiers sous sa plume, était un sceptique spirituel, grand amateur de paradoxe. On l’eût surpris assurément si on lui eût prédit qu’il deviendrait un jour chef de secte et qu’il servirait de drapeau, lui qui se moquait si agréablement de ceux qui l’appelaient sectaire. Enfin la vérité, pour laquelle M. Zola affiche une passion qui le pousse à tout dire, change un peu trop de nature suivant son caprice et l’intérêt de son talent. Critique, il l’exige à tout prix des autres ; romancier, il s’en passe et il l’oublie, en forçant le relief des objets et en exagérant leurs couleurs.

P. (*)


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Douzième livraison, Deuxième année, 10 décembre 1881, page 755). L'article est signé P. (d'après nos relevés cette signature cacherait le nom d'Octave Uzanne lui-même).

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Résumé

Dans cette critique anonyme parue à propos des Documents littéraires (Charpentier, 1881), l’auteur reproche à Zola un défaut majeur : son manque d’objectivité. Plutôt que de dresser des portraits littéraires fidèles, Zola projette sa propre image sur les auteurs qu’il évoque (Chateaubriand, Hugo, Sainte-Beuve, Sand, etc.) et utilise leur figure comme prétexte pour se mettre en scène. Sa plume est jugée trop personnelle, trop empreinte de vanité. L’auteur regrette que Zola, avec son ton brutal et provocateur, ne soit pas parvenu à instaurer un regard critique mesuré mais se laisse emporter par une posture de polémiste aveuglé par son amour-propre. Les textes, écrits pour une revue russe, sont jugés moins soignés que ses romans, répétitifs, mal organisés et parfois incohérents. Le critique pointe aussi la contradiction de Zola, qui réclame l’attention de la critique tout en méprisant la publicité. Enfin, il raille l’ambition de Zola de fonder une doctrine littéraire pseudo-scientifique inspirée de Claude Bernard : un système basé sur des mots flous (document humain, naturalisme, etc.) qui manque de rigueur et de subtilité. Il voit en Zola un dogmatique malgré lui, trop sûr de lui, et dénonce la contradiction entre ses exigences critiques envers les autres et son propre relâchement en tant que romancier.


Analyse

Ce texte est l’un des témoignages les plus révélateurs de la réception contrastée de Zola dans les années 1880. L’auteur y fait preuve d’une virulente ironie, illustrant l’exaspération de certains critiques face à l’hégémonie montante du naturalisme.

Plusieurs thèmes centraux se dégagent :

  1. Zola comme critique égocentrique : L’idée que Zola projette sa personnalité sur les figures qu’il analyse renvoie à une accusation d’autopromotion déguisée. Le critique y voit une trahison du projet critique, qui devrait viser à l’objectivité ou du moins à la fidélité au sujet.

  2. Le style polémique et brouillon : Loin du romancier méticuleux, Zola est ici peint comme un essayiste négligent, répétitif, abusant des effets de manche et d’une rhétorique martelée sans structure.

  3. La contradiction de l’artiste critique : Zola exige rigueur et impartialité chez les autres mais ne s’y contraint pas lui-même. Cette dissonance entre le critique et le romancier est soulignée avec acuité.

  4. La satire du naturalisme comme pseudo-science : L’un des points les plus acerbes concerne le fondement théorique du naturalisme. L’auteur se moque de l’ambition de Zola de fonder une méthode scientifique d’observation littéraire inspirée de Claude Bernard, qu’il juge ridicule et simpliste. Il dénonce une réduction de l’art à des formules, une trahison de l’imagination et de la diversité de la littérature.

  5. Zola vu comme dogmatique et sectaire : En suggérant que Zola est devenu une sorte de “chef de secte” littéraire, le critique exprime l’inquiétude devant la montée en puissance d’un écrivain devenu une figure dominante du champ littéraire. L’allusion à Stendhal, libre penseur sceptique, en contrepoint à Zola, vise à montrer que le naturalisme se ferme aux nuances et à la liberté d’esprit.


Conclusion

Cette critique témoigne d’un moment où Zola, devenu un acteur central de la vie littéraire, suscite autant l’admiration que le rejet. L’auteur anonyme adopte une position hostile et conservatrice, mais ses remarques n’en sont pas moins pertinentes sur certains points : l’égocentrisme de Zola, son rapport ambigu à la critique, et les limites de la prétention scientiste du naturalisme. Ce texte constitue un document précieux pour comprendre la manière dont Zola a pu cristalliser les tensions entre l’ambition littéraire et la construction idéologique d’un écrivain devenu son propre système.


Publié le 19 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

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