dimanche 22 juin 2025

Octave Uzanne publie "in extenso" dans sa revue Le Livre les lettres d'Emile Zola à propos de son roman "Pot-Bouille" et le procès que lui a intenté M. Duverdy. Lettres adressées à M. Cyon, directeur du journal Le Gaulois (10 mars 1882)


NOUVELLES DIVERSES

Lettres de M. Zola
à propos de son roman « Pot-Bouille ».

Nous croyons [Octave Uzanne, rédacteur en chef du Livre] intéressant de reproduire ici in extenso, malgré leur longueur, les lettres adressées à M. de Cyon, directeur du Gaulois, par M. Émile Zola, à l’occasion du procès que lui a intenté M. Duverdy.

Ces lettres ont été insérées dans les numéros du Gaulois portant les dates des 30 janvier, 11, 16, 18 et 23 février dernier.

À monsieur E. de Cyon.
Médan, 29 janvier 1882.

Mon cher directeur,

Vous me demandez mon opinion au sujet du procès que nous intente M. Duverdy, avocat à la cour d’appel, pour nous forcer à changer, dans le roman que j’ai écrit et que vous publiez, le nom de « Duverdy », donné par moi à un de mes personnages.

Mon opinion est que nous devons nous laisser faire ce procès. Et voici quelles sont mes raisons :

J’ai déjà publié une quinzaine de romans. À trente personnages pour chacun, en moyenne, cela fait plus de quatre cents noms qu’il m’a fallu prendre dans les milieux où ces personnages vivaient, afin de compléter par la réalité du nom la réalité de la physionomie. Aussi les réclamations n’ont-elles pas manqué dès mes premiers livres. Mais elles sont surtout devenues nombreuses, au moment de l’Assommoir et de Nana. Jusqu’à présent, j’ai tâché de me tirer comme j’ai pu de cet embarras sans cesse croissant. Quand les gens se sont obstinés, j’ai changé une syllabe, une lettre. Le plus souvent, j’ai été assez heureux pour leur prouver que leur honneur n’était nullement en cause. Ainsi, un Steiner a bien voulu accepter mes explications ; un Muffat, qui se croyait seul du nom, s’est contenté de savoir qu’il existait des Muffat dans plusieurs départements : ce sont là des hommes d’intelligence. Seulement, comme on le voit, les réclamations continuent de pleuvoir, mes ennuis augmentent à chaque œuvre nouvelle, et il me semble que le moment est venu de faire établir nettement quels sont, en la matière, les droits des romanciers.

Oui, la question est là. Je l’élève de mon cas particulier au cas général de tous mes confrères. J’en fais une question littéraire, dont l’importance est décisive, comme je le prouverai tout à l’heure. Avons-nous, oui ou non, le droit de prendre dans la vie des noms pour les donner à nos personnages ? Puisqu’on me fait un procès, eh bien ! que les juges décident. Au moins, nous saurons ensuite à quoi nous en tenir.

Et je mets en dehors l’honorable M. Duverdy, avocat à la cour d’appel. Il semble croire, dans une note qu’il publie, à une sorte de persécution de ma part. Cela me fait sourire. Je l’ignorais absolument, je n’avais jamais entendu prononcer son nom.

Qu’il m’excuse, je vis très retiré.

Il paraît qu’il s’est présenté à la députation dans ma circonscription campagnarde, et qu’il me soupçonne d’avoir pris son nom sur ses affiches. La vérité est que je prends tous mes noms dans un vieux Bottin des départements : les noms de Pot-Bouille y ont été choisis par moi, il y a plus d’une année. D’ailleurs, j’étais aux bains de mer, au fond du Contentin, pendant la période électorale, et j’éprouve un tel dégoût pour la politique, que le tapage inutile des candidats, heureux ou malheureux, c’est sévèrement consigné à ma porte. J’affirme donc sur l’honneur que j’ignorais radicalement l’existence d’un avocat du nom de Duverdy. Je fais plus, je présente à M. Duverdy tous mes regrets de l’ennui que je puis lui causer. J’aurais certes consenti galamment à modifier le nom, si la question générale que je pose aujourd’hui ne m’avait pas paru exiger enfin une solution définitive.

Qu’on examine un instant la terrible situation où se trouvent les romanciers modernes. Nous ne sommes plus au XVIIᵉ siècle, au temps des personnages abstraits ; nous ne pouvons plus nommer nos héros Cyrus, Célie, Aristée. Nos personnages, ce sont les vivants en chair et en os que nous côtoyons dans la rue. Ils ont nos passions, ils portent nos vêtements, et il faut bien qu’ils aient aussi nos noms. Je défie un romancier d’aujourd’hui de ne pas prendre ses noms dans le Bottin. Il n’y a pas que les éprouvés de nom, n’est-ce pas, les élégants et les discrets, les littérateurs pour pensionnat sont bien forcés d’en faire autant. M. Duverdy dit que le nom patronymique est une propriété ; en ce cas, c’est une propriété que les milliers de noms qu’il paraissent violent journellement. Et il est radicalement impraticable que ce viol cesse, à moins qu’on ne supprime le roman moderne.

Balzac prenait ses noms sur les enseignes. Beaucoup de mes confrères prennent les leurs dans les journaux, surtout quand ceux-ci publient des listes de souscription : la moisson y est large. Et le pis est que, en dehors de la nécessité où nous sommes de sauvegarder la vraisemblance, nous mettons, toute sorte d’intentions littéraires dans les noms. Nous nous montrons très difficiles, nous voulons une certaine consonance, nous voyons souvent tout un caractère dans l’assemblage de certaines syllabes. Puis, quand nous en tenons enfin un qui nous contente, nous nous passionnons, nous nous habituons à lui, au point qu’il devient à nos yeux l’âme du même personnage. Gustave Flaubert poussait ainsi la religion du nom au point de dire que, le nom n’existant plus, le roman n’existait plus. Et c’est alors qu’un monsieur réclame et veut qu’on change le nom. Mais c’est tuer le personnage ! Mais c’est nous arracher le cœur ! Le nom, c’est à nous, car nous l’avons fait nôtre par notre talent. Sans doute, ce sont là des raisons littéraires et sentimentales, et je les donne seulement pour indiquer au public quel sacrifice on exige de nous quand on nous demande de débaptiser un héros : cela semble peu de chose, et il nous en coûte tous sanglants.

On nous dira d’inventer les noms, de les déformer au moins, afin de ne pas les prendre tout crus dans le Bottin. Eh ! sans doute, c’est ce que nous faisons souvent. Mais cela ne nous réussit pas davantage ; nous revenons quand même à des noms réels, tellement la variété en est infinie. Pour mon compte, je croyais avoir inventé Raquin, et il s’est trouvé qu’un pharmacien s’appelait ainsi ; il aurait pu très bien me faire un procès, s’il n’avait pas été intelligent. Je citerais dix faits semblables. On a une mémoire latente, on retombe sur des syllabes entendues, à moins de monter en pleine fantaisie, ce qui n’est pas le cas du roman actuel.

Remarquez que le nom seul est en question ici. M. Duverdy ignore ce que sera mon personnage ; il porte son nom, cela suffit ; il ne veut pas qu’un personnage de roman, qu’il soit noble ou abject, s’appelle comme lui. À la vérité, M. Duverdy, avocat à la cour d’appel, se plaint que mon personnage soit conseiller à la cour d’appel : pourtant, cela ne se ressemble guère, il n’y a pas même identité de fonctions. Enfin, n’oubliez pas que le nom de Duverdy est très répandu : je l’ai trouvé à chaque page de mon Bottin ; ce n’est pas un de ces noms rares et éclatants, que nous nous abstenons de prendre, car ils sonneraient faux dans nos livres, ils gêneraient les lecteurs.

Donc, nous voilà dans le cas le plus commun ; j’ai pris un nom très répandu ; mon personnage n’a pas la même situation sociale que le plaignant ; je déclare que je n’ai jamais vu celui-ci, que je n’ai rien mis de lui dans mon œuvre, ni de sa personne, ni de son existence ; et je veux savoir si le fait d’avoir pris son nom seul, son nom dépouillé de la personnalité qu’il lui donne, constitue un délit et tombe sous le coup d’une loi.

Tel est donc le cas juridique que je prierai mon avocat de poser devant le tribunal. Je le répète, la question intéresse au plus haut point notre littérature contemporaine. S’il se trouve un tribunal pour me faire effacer de mon œuvre le nom de Duverdy, dans les conditions que je viens de poser, ce n’est pas moi seulement qui serai atteint, ce seront tous mes confrères. Le jour où un pareil précédent existerait, nous n’oserions plus employer un seul nom, nous serions sous la continuelle menace de poursuites possibles.

— Ce serait la fin d’une littérature.

Par exemple, voici Pot-Bouille. Il y a, dans ce roman, une soixantaine de noms. Or imaginez que je sois condamné à changer Duverdy. Dès le lendemain, d’autres procès pleuvent. Pourquoi les Camard, les Pichon, les Josserand, tous enfin, seraient-ils moins susceptibles que les Duverdy ? Me voilà donc avec soixante procès sur les bras. N’est-ce pas ironique ? Et mon roman, que devient-il ? Mais ce n’est pas tout, je consens à changer les soixante noms ; seulement, il faut bien que je les remplace par soixante autres ; et, le lendemain, j’ai encore soixante procès, car je le répète, et tous mes confrères viendront en témoigner, nous ne pouvons aujourd’hui prendre nos noms en dehors de la réalité. Alors voyez-vous le ridicule d’un arrêt qui nous mettrait dans un tel gâchis ? Autant nous défendre tout de suite de publier des romans !

Autre face de la question, et qui est plus catégorique encore. J’aurais pu ne pas publier Pot-Bouille dans le Gaulois et faire paraître directement le livre en librairie. Or imaginez que ce livre, comme Nana, soit tiré à cinquante mille exemplaires. Voilà une valeur marchande qui représente plus de cent cinquante mille francs. Est-ce que, dans ce cas, M. Duverdy trouverait un tribunal pour décider qu’on va mettre au pilon les cinquante mille exemplaires ? En face de son nom, qui est sa propriété, il y aurait les volumes, qui seraient la propriété de l’éditeur.

Jamais des juges n’oseraient détruire cette propriété, d’autant plus que la bonne foi de l’éditeur et de l’auteur serait entière. Alors pourquoi défendre, dans un journal, ce qu’on tolérerait forcément dans un livre ? C’est encore le gâchis.

Et je fais là une supposition qui est en partie une réalité. Si Pot-Bouille n’est pas tiré, elle est entièrement composée chez mon éditeur. Nous attendons même la fin du procès pour commencer le tirage. Seulement, si je suis condamné, voyez quel sera notre embarras ; car la porte restera ouverte à toutes les réclamations. J’ai déjà reçu une demande de dommages et intérêts, de la part d’un théologien ; les autres peuvent suivre, comme je l’ai dit ; le nom qui remplacera celui de Duverdy peut être condamné à disparaître à son tour ; et voilà que les machines roulent chez l’imprimeur, et voilà que mon éditeur a déjà pour plus de cent mille francs de papier noirci, qui, sur la réclamation du dernier des Durand ou des Duval, va être rejeté à la cuve.

Est-ce une situation tolérable ? Si le tribunal me condamne, ne serais-je pas en droit d’exiger des explications ? Il devra me dire au moins dans quel délai la propriété d’un nom expire ; il devra se décider si, oui ou non, je dois courir le risque d’imprimer. Qu’on nomme tout de suite une censure pour les noms. Qu’on crée, au Palais, un cadre où les romanciers devront afficher leurs listes de noms, avant d’être autorisés à les employer. Ce serait la seule solution pratique, mais elle ferait rire la France aux éclats.

Je sais bien qu’il y a des hommes d’esprit partout, et que, même si je suis condamné, tous les homonymes de mes personnages n’abuseront pas de l’arme que la justice leur aura fournie. En quoi un honnête homme est-il lésé, lorsqu’il trouve, dans un roman, même un coquin qui porte son nom ? Il y a tant de coquins dans la vie qui portent votre nom, tandis que nous sommes dans la fiction pure. On peut s’appeler Hulot et ne pas courir la gueuse, s’appeler Homais et n’avoir rien d’un imbécile, s’appeler Faustin et n’être pas une déréglé d’amour, s’appeler Roumestan et professer l’horreur du mensonge. Autant je comprends que des allusions, un portrait physique, des indiscrétions sur la vie intime, puissent donner lieu à des protestations, autant je suis surpris qu’on réclame à propos d’un nom, lorsqu’il n’y a dans le roman ni rencontre, ni soupçon.

blessante. D’ailleurs, voyez à l’étranger : en Russie, en Allemagne, l’assignation de M. Duverdy stupéfierait ; en Angleterre, Dickens prenait les noms les plus connus : on dit que la maison Dombey existait, et l’Angleterre entière aurait fait des gorges chaudes si cette maison avait eu l’étrange idée d’assigner le romancier. Mais, en France, nous sommes encore dans le pays de l’importance vaine et de la dignité mal placée.

Cette lettre est déjà bien longue. J’ai cédé au désir d’indiquer les arguments qui seront soumis au tribunal. Il faut que le tribunal sache de quel coup terrible il atteindra les romanciers, le jour où il décidera qu’ils commettent un vol en prenant un nom réel. La question est de régler judiciairement s’il y a simplement tolérance lorsqu’on nous laisse tranquilles, ou si nous pouvons passer outre aux menaces qu’on nous adresse. Il existe un précédent pour le théâtre, m’assure-t-on ; mais j’ignore dans quelles conditions on a pu condamner un auteur dramatique à changer un nom, et j’estime, du reste, qu’il est nécessaire de fixer la législation pour le roman, au grand jour. Si le tribunal me condamne, je m’inclinerai ; mais je le dis encore, car je ne saurais trop insister, il condamnera avec moi tous les romanciers contemporains, et il aura, du coup, rendu impossible notre roman moderne d’observation et d’analyse.

Cordialement à vous.
ÉMILE ZOLA.


Médan, 9 février 1882.
À monsieur E. de Cyon.

Mon cher directeur,

Aujourd’hui jeudi, je reçois seulement le Gaulois, à midi passé, au fond de ma solitude, et c’est avec une stupéfaction douloureuse que je lis les débats de notre procès.

Mettons de côté, encore une fois et pour toujours, l’honorable M. Duverdy, il ne me connaît pas, je ne le connais pas, nous ne nous connaîtrons jamais : voilà qui est réglé. Mais je me trouve à cette heure devant une autre personnalité, je me trouve devant M. Rousse, avocat et académicien. Et, ici, l’affaire prend une tournure personnelle que je n’accepte pas. Comme il n’y a point de tribunal pour la juger, je suis bien forcé de la juger moi-même.

Avez-vous remarqué qu’ils sont tous très distingués dans ce procès ? Mon avocat, avec un tact dont je le remercie, a couvert mes adversaires de fleurs. Il a épuisé les formules polies : M. Duverdy est un homme des plus remarquables et des plus sympathiques ; M. Rousse est un éminent et même illustre. Il n’y a que moi qui suis un pleutre. On me marchande jusqu’à la propriété de mes mains. J’aurais assassiné quelqu’un qu’on se serait exprimé sur mon compte avec plus de ménagement. M. Rousse, après un début de plaidoyer, tout homme, s’est échauffé peu à peu et m’a très carrément jeté dans la boue.

Ainsi, voilà la tournure que prend l’affaire. J’ai mis très ingénûment dans mon œuvre le nom de M. Duverdy, et en cela je nie lui ai porté aucun dommage réel, je n’ai pas même commis un délit qui tombe sous une loi. Puis, lorsque je me suis laissé faire un procès pour fixer une question de principe, un avocat est arrivé qui, sans provocation aucune, s’est rué sur mes quinze années de travail, m’a dénoncé au mépris des honnêtes gens, m’a sali et m’a diffamé, le tout simplement pour se tirer d’une mauvaise cause. Et c’est moi qui suis accusé d’avoir nui à mon semblable ! et c’est contre moi qu’on réclame le respect de la dignité d’autrui ! Il paraît que cela s’appelle la justice.

Le cas de M. Rousse est bien simple. Il s’est aperçu que tout craquait sous lui : la question de droit se dérobait, au point qu’il en a convenu lui-même ; force lui a été de se réfugier dans cette invention stupéfiante, en matière juridique, que certains noms peuvent être pris par les romanciers, tandis que d’autres ne sauraient l’être. Alors, délibérément, lâchant le principe, il s’est attaqué à moi. Moi seul me suis trouvé en cause, au-dessus ou au-dessous de la loi, comme on voudra. M. Rousse a déclaré qu’il est permis à des auteurs privilégiés, tels que MM. Sand, Feuillet, ses collègues à l’Institut, de choisir des noms dans la vie réelle ; mais que moi, personnellement, je ne saurais le faire sans me rendre coupable du pire des crimes. En un mot, par un tour d’escamotage, c’est ma littérature qui a été mise sur la sellette.

On appelle cela plaider « la ficelle ». Rien de plus commode, et l’effet est certain. Ni l’Assommoir ni Nana n’ont à intervenir dans l’affaire : on les y introduit. Toutes les passions que j’ai pu soulever en quinze ans de bataille littéraire sont exploitées méchamment. On ramasse les vilenies qui traînent sur mon compte dans la basse presse, on répète les sottises courantes. Et l’on va plus loin, on tient de l’amateur la bourgeoisie, on insinue aux bourgeois qui détiennent le pouvoir : « Vous avez laissé dire la vérité sur le peuple et sur les filles ; la laisserez-vous dire sur votre compte ? » Et, ce qui est tout à fait odieux, on profite de ce qu’on se trouve devant un tribunal, pour exciter la magistrature à la rancune ; oui, on prétend que je vais charger en loi le patronage de Duverdy, qui, au tour d’être bourgeois, joint le crime d’être magistrat. Comment voulez-vous que les juges ne fassent pas peser leur querelle personnelle d’une affaire présentée ainsi ?

Voyons donc la morale, dans mon roman, puisque c’est à la morale de mes œuvres qu’on fait ce procès extraordinaire.

Je crois : aller au Palais pour régler un point de droit, ce n’est pas du tout : un coup de théâtre s’est produit, on veut me convaincre d’être un homme indéfiniment. Comme l’avocat de M. Duverdy ne saurait alléguer aucun tort réel porté à son client, comment ne trouve même pas, jusqu’à présent, dans le personnage dont il me demande de changer le nom, un trait qui puisse alarmer la susceptibilité la plus délicate, il se jette sur

les autres personnages, ils s’en prend à l’œuvre entière. Et de quelle façon, grand Dieu !

D’abord il n’a pas lu tous les feuilletons publiés, cela est clair. On lui a remis des notes, on lui a entouré au crayon rouge certains passages, ceux qu’il a rapportés à l’audience. En effet, il confond tout, met le magasin de Mme Hédouin dans la maison de la rue de Choiseul, prend Octave pour Trublot, change les locataires d’étages. Voilà au point de vue de la conscience. Et ensuite que dire de ce système d’extraits ? Sabrons ! je suis bon à prendre, si vous lisez les scènes séparément, sans établir la déduction qui les amène, sans indiquer la portée morale que j’en dégage.

Voici, par exemple, mon Saturnin. M. Rousse l’appelle un fils idiot, bestialement amoureux de sa sœur. Où a-t-il pris cela ? C’est faux ! J’ai voulu peindre, dans Saturnin, l’état d’un de ces pauvres êtres que les familles sacrifient et qui restent enfants. Allez demander aux médecins, aux spécialistes, l’état de ces cerveaux et de ces cœurs : ils vous en diront les affections souffrantes, les tendresses dévoyées. Mais rien de ce que j’ai écrit, ni dans ce qui a paru, ni dans ce qui doit paraître, ne justifie l’incroyable accusation d’inceste qu’on m’est lancée si ridiculement à la face.

Prenons Marie Pichon, maintenant. C’est vrai, celle-là cède à un amant. Mais c’est que mon intention morale — entendez-vous ! je dis morale, — ne saute pas à tous les yeux ! Je soutiens que certaines éducations cloîtrées sont dangereuses, en supprimant la personnalité de la femme. J’ai des documents pleins les mains à ce sujet. Le tableau est brutal, j’en conviens.

Pour qui me connaît, pour qui a lu mes œuvres, il est évident que je n’ai voulu ainsi, afin de donner au fait une puissance de logique décisive. Il n’y a que l’ignorance ou la mauvaise foi qui nie en moi la volonté du moraliste, et qui s’entête à y voir je ne sais quel honteux calcul de spéculateur.

Continuons, arrivons à l’épisode de la petite Angèle et de la bonne Lisa. En vérité, ici, je cesse de comprendre. Comment ! personne ne se souvient donc du procès abominable de Bordeaux, de cette bonne souillant les deux enfants confiés à sa garde ? À ce moment-là, les journaux étaient pleins du terrible problème de la domesticité. Dans ces temps derniers encore, on étudiait la question, on cherchait la façon de moraliser la cuisine et l’antichambre. Et voilà que, le jour où je dramatise le fait dans un roman, où je le vis aux familles : Prenez garde ! vous croyez la jeune fille à l’abri parce qu’elle ne sort pas ; mais il y a là les bonnes qui peuvent la corrompre ! me voilà que l’on cloue, on me lance le marquis de Sade à la tête ! À la fin, se moque-t-on de moi ? Ai-je, oui ou non, le droit de prendre les problèmes sociaux tels qu’ils se présentent et de les poser comme je l’entends ?

Faut-il que je m’excuse encore de l’oncle Bachelard et de ses deux nièces, de cette scène où j’ai voulu montrer l’appétit de l’argent dans un milieu besogneux ? Faut-il que je commente chaque page de mon roman en disant : Ici, vous croyez que j’ai été sale, et je plaidais ; bien ! non, j’ai voulu simplement indi- quer cette plaie, condamner ce vice ! Faut-il enfin que je sois sans cesse là à expliquer mes intentions les plus nettes, à me révolter contre les sous-entendus que les imaginations lubriques me prêtent ? Je ne veux plus publier mon roman sans que, dès le deuxième feuilleton, on veuille me convaincre, je ne dis pas seulement d’imbécillité, mais encore de scélératesse.

Eh ! attendez au moins que l’œuvre ait paru.

Je suis fait à cette guerre, il est vrai. Que les chroniqueurs à bout d’esprit vivent sur moi comme certains insectes sur un fruit ; que les roquets d’un grand homme tombé m’aboient rageusement aux jambes, parce que j’ai prédit la chute : cela, en somme, n’a pas d’importance. Mais, lorsqu’un avocat comme M. Rousse, un avocat doublé d’un académicien, très écouté au Palais, m’assure-t-on, reprend à son compte toutes les calomnies de mes rivaux littéraires, le jeu finit par devenir dangereux, et je me plains d’être diffamé. Que dire du rôle de cet avocat qui lit devant un tribunal des extraits tronqués et dénaturés, sans expliquer pourquoi ni comment ils sont dans mon œuvre, en affectant même de les croire de simples ordures auxquelles je me suis plu par perversion ? Moi, je dis qu’un pareil rôle est indigne de M. Rousse.

Oui, indigne ! Toutes les armes sont peut-être bonnes pour l’avocat. On sauve comme on peut un client dont la cause est mauvaise, quitte à salir la partie adverse.

Seulement, si M. Rousse l’avocat ne me devait rien, pas même la vérité, j’estime que M. Rousse l’académicien, presque mon confrère, était tenu de me traiter comme je le mérite, en travailleur convaincu, en homme qui a donné sa vie tout entière aux lettres. Je puis me tromper, je ne soulève pas ici de discussion littéraire. Seulement qui osera ne pas rendre justice à mon labeur et à ma bonne foi ?

Je l’ai dit, il n’y a pas de tribunal auquel je puisse demander réparation des attaques injustifiables de M. Rousse. Lui qui plaide pour le dommage illusoire dont se plaint M. Duverdy, il vient de m’en causer un des plus réels, qui échappe à toute appréciation. Si, pourtant, il est un tribunal, c’est lui qui jugera en dernier ressort : je veux parler de nos enfants. Ceux-là seront dégagés des passions actuelles, ils décideront si je suis un écrivain immonde, ou si M. Rousse est un calomniateur. Cette plaidoirie qu’il a laissée tomber, je la ramasse. Je la publierai, je l’afficherai. Il faut qu’elle vive. M. Rousse a osé parler de tout fait à Madame Bovary : ignore-t-il donc que le réquisitoire de M. Pinard, où il semble avoir pris ses phrases sur notre littérature contemporaine, est devenu un document d’impérissable drôlerie ?

Cela doit suffire. J’avais simplement à cœur de qualifier la mauvaise action littéraire de M. Rousse l’académicien. Je voulais, en outre, établir le droit moral de mon œuvre, mise en question d’une façon si imprévue, et dont le tribunal civil n’a pas à juger.

Maintenant, il faut conclure. Pas une page, pas une ligne de Pot-Bouille n’a été écrite par moi sans que ma volonté fût d’y mettre une intention morale. C’est sans doute une œuvre cruelle, mais c’est plus encore une œuvre morale, au sens vrai et philosophique du mot.

Et on la défigure dès les premiers feuilletons, et on va en lire des passages à voix basse devant des juges, comme si l’on lisait un livre de provocation obscène !

Je proteste de toute mon indignation d’écrivain, j’en appelle à ma situation littéraire gagnée vaillamment, hautement, et que les imbéciles seuls méconnaissent. Encore un coup, cela est vilain, cela est indigne d’un esprit lettré ; cela dépasse les droits honnêtes de la défense, surtout lorsqu’on n’a pas été attaqué. Je n’ai rien fait à M. Rousse ni à son client : pourquoi se permet-il de m’avilir ?

Quant au reste, quant au point de droit, il sera fixé, je m’en remets avec confiance à la sagesse du tribunal. Mon avocat, M. Darville des Essarts, l’a établi avec un talent et une force de logique qui ont certainement fait la conviction dans tous les esprits.

Cordialement à vous.
ÉMILE ZOLA.


À monsieur E. de Cyon.

Mon cher directeur,

Eh bien ! voilà qui est jugé. L’honorable M. Duverdy va disparaître de mon roman et nous le remplacerons par M. Trois-Étoiles. Je choisis ce nom, espérant qu’il n’est pas très porté. Cependant, s’il existait quelque vieille famille dont il fût l’honneur, je supplie cette famille de m’adresser sa réclamation au plus tôt.

Il paraît que le jugement rendu par la première chambre du tribunal civil est plein de finesses juridiques. Je n’y entends rien.

Est-ce à dire que M. Duverdy n’aurait pas eu à réclamer, si le personnage avait offert un heureux mélange de toutes les vertus unies à tous les héroïsmes ?
Est-ce à dire que mon crime est d’avoir un Duverdy conseiller à la cour d’appel, lorsque le vrai Duverdy est avocat à la même cour ? Est-ce à dire enfin que l’auteur de L’Assommoir et de Nana se trouve hors la loi, comme l’a déclaré l’académicien M. Rousse ? Autant de points à discuter, car les considérants laissent la porte ouverte à toutes les interprétations imaginables. Sans doute le tribunal n’a pas voulu chômer de procès.

Des amis me poussent à aller en appel. Ils prétendent qu’on pourrait peut-être y obtenir quelque clarté. Je n’en ferai pourtant rien. Et voici mes raisons :

Je suis trop seul. Il me suffit que l’honorable M. Rousse m’ait dénoncé aux tribunaux comme un écrivain dont la société devrait se débarrasser. Traîné dans la boue par certains adversaires, couvert d’injures par les feuilles de M. Gambetta, qui tâchent d’atteindre par-dessus ma tête la direction politique du Gaulois, j’estime que je suis un grand niais de jouer plus longtemps le rôle d’un Don Quichotte littéraire. Je désirerais faire régner une question de droit, et l’on a répondu en voulant m’étrangler. C’est bien, j’ai assez de l’expérience pour le moment.

Certes, la question demeure. Je souhaite qu’un romancier agréable au tribunal, M. Sandeau ou M. Feuillet, par exemple, la reprenne un de ces jours. Ils restent à cette heure le seul espoir de la littérature contemporaine, traquée par les huissiers.

Cordialement à vous.
ÉMILE ZOLA.


À monsieur E. de Cyon.

Mon cher directeur,

Je reçois la lettre ci-jointe, et je m’incline. Remarquez que le signataire, M. Louis Vabre, porte non seulement le nom d’un de mes personnages, mais qu’il en a encore le prénom. Du coup, si je résistais, je craindrais que le tribunal ne me fit jeter dans une « basse-fosse ».

M. Louis Vabre s’adresse à ma courtoisie. Il a bien tort. Le galant homme en moi ne lui accorde rien. C’est le condamné qui se soumet.

Donc j’avertis mes lecteurs que les Vabre, dans notre feuilleton, s’appelleront désormais les Sans-Nom. L’illusion y perdra certainement un peu ; mais, comme la dérisiongue jugé le tribunal, périsse la littérature, pourvu que la propriété sacrée du nom patronymique soit respectée !

En vérité, le métier d’écrivain devient bien difficile. On m’apprend qu’il se forme une société d’honorables bourgeois dans le but d’assigner Molière devant le tribunal civil, afin de le forcer à supprimer de ses pièces leurs noms, qu’il a rendus ridicules ou odieux. Ce sont MM. George Dandin, Jourdain, Josse, Guillaume, Dubois, Lépine, Ribaudier, Harpin, Bôbinet, Fleurant, Loyal, Robert, etc., etc. Deux dames se joignent même aux plaignants, la comtesse d’Escarbagnas et Mme Pernelle. Molière va, dit-on, confier sa défense à son ami, M. Rousse.

Cordialement à vous.
ÉMILE ZOLA.


Voici la lettre que M. Émile Zola a reçue :

Paris, 17 février 1882.

Monsieur,

Je vous prie de supprimer mon nom du roman de Pot-Bouille, que publie en ce moment le Gaulois.

Je ne doute pas, monsieur, qu’en galant homme, vous ne fassiez droit à ma requête et m’en avisiez par le retour du courrier.

Veuillez recevoir, monsieur, l’assurance de ma considération.

LOUIS VABRE,
Officier de la Légion d’honneur.
26, rue de Rome.


À monsieur E. de Cyon.

Mon cher directeur,

Je trouve ce matin, dans ma correspondance, quatre réclamations nouvelles : trois Josserand et un Mouret, qui me demandent d’effacer leurs noms de Pot-Bouille.

Les Josserand en question sont : M. Eugène Josserand, 28, rue des Feuillantines ; M. Josserand, 2, rue de Poissy ; et M. H. Josserand, employé de commerce à Réthel.
Le Mouret est M. Mouret, employé au ministère de la guerre.

Eh bien ! je refuse très catégoriquement de faire droit à leurs réclamations. Même je déclare que je vais rétablir le nom de Vabre, que j’ai remplacé par « Sans-Nom », pour montrer à quelles œuvres ridicules nous conduirait l’interprétation absolue du jugement rendu contre moi par le tribunal civil. En un mot, je préviens les homonymes de mes personnages que je ne supprimerai leurs noms de mon roman que contraint par la justice. Ils peuvent m’envoyer du papier timbré. Autant de réclamations, autant de procès.

En faisant cela, je cède au seul désir de voir enfin s’établir une jurisprudence nette. Dans l’affaire Duverdy, il paraît qu’on a cru à une vengeance politique de ma part. L’opinion, au Palais, est que les juges ont voulu se prononcer sur un cas particulier, sans régler à jamais le point de droit. Voilà pourquoi je tiens à retourner devant le tribunal, de façon que la question soit posée sur toutes ses faces et résolue d’une façon définitive. Si cette question ne peut être éclaircie, comme on le prétend, que par une série d’arrêts, il est nécessaire que ces arrêts soient rendus le plus tôt possible, car les romanciers ne sauraient travailler longtemps sous la menace du précédent Duverdy.

Qu’on nous dise tout de suite ce qu’on désire faire de nous. Si l’on entend tuer le roman moderne, il ne restera plus aux romanciers qu’à s’adresser au pouvoir législatif, pour lui demander une loi formelle qui décide de leur sort.

Par exemple, prenez la réclamation de M. Mouret. N’est-elle pas la plus stupéfiante du monde ? En 1869, j’ai publié, dans le Siècle, La Fortune des Rougon, premier roman de mon histoire des Rougon-Macquart ; et c’est là que j’ai employé pour la première fois le nom de Mouret. Depuis cette époque, depuis treize ans, ce nom de Mouret est revenu dans tous les romans qui ont suivi, particulièrement dans La Conquête de Plassans. Enfin, j’ai écrit La Faute de l’abbé Mouret, dont la vingtième édition est en vente. C’est aujourd’hui qu’un Mouret se produit pour exiger la suppression de son nom, lorsque l’œuvre a treize ans de date et compte dix volumes. Voyez-vous un tribunal me condamner à enlever ce nom, condamner par là même mon éditeur à mettre au pilon une cinquantaine de mille francs de marchandises, condamner enfin mon œuvre entière ? Cela n’est pas admissible.

Et toutes ces réclamations viennent du jugement Duverdy. Les plaignants ne s’en cachent pas ; ils s’appuient sur la chose jugée, ils me somment d’obéir. Plus j’obéirai, plus les exigences redoubleront. Cette situation est intolérable. J’avoue que je suis absolument effaré. Ajoutez que mon éditeur n’ose pas tirer Pot-Bouille ; et, comme le livre est composé, rien ne l’empêche de m’attaquer, lui aussi, devant les tribunaux : J’attends donc les procès ; après un, un autre, et jusqu’à ce que je sache clairement ce qui m’est permis et ce qui ne m’est pas permis.

Bien cordialement à vous.
ÉMILE ZOLA.

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Synthèse du corpus : les lettres de Zola sur le procès "Pot-Bouille" (janv.–fév. 1882)

Contexte

Émile Zola est poursuivi en justice par Maître Duverdy, avocat à la cour d’appel, qui se plaint de voir son patronyme utilisé dans Pot-Bouille, un roman publié en feuilleton dans Le Gaulois. Duverdy estime que le personnage ainsi nommé porte atteinte à son honneur. Zola, incrédule, proteste : il nie toute intention malveillante, affirme ne pas connaître l’homme, et affirme avoir simplement pioché un nom dans le Bottin.

Le procès prend de l’ampleur, déclenche une polémique publique et suscite d’autres réclamations similaires : Louis Vabre, trois Josserand, un Mouret. Zola décide alors d’assumer une position de principe, et répond longuement dans une série de lettres publiées.


Les grands axes de la défense de Zola

1. La défense de la création réaliste

Zola commence par rappeler une évidence : avec des centaines de personnages dans ses romans, il est impossible de ne jamais croiser un nom réel. Les romanciers modernes n’écrivent plus comme au XVIIe siècle. Le réalisme exige des noms crédibles, ancrés dans le monde contemporain.

« Nos personnages, ce sont les vivants en chair et en os que nous côtoyons dans la rue. »

Il revendique le droit d’utiliser des noms communs et répandus, comme tous les écrivains depuis Balzac. Supprimer ce droit reviendrait à interdire le roman d’observation.

2. Un procès absurde, aux conséquences catastrophiques

Zola illustre l’absurdité de la démarche : s’il devait céder à chaque réclamation, il lui faudrait rebaptiser Pot-Bouille dans son entier — et ce, à chaque plainte successive. Il ironise : pourquoi pas une société des Jourdain ou des Dubois pour faire interdire Molière ?

« Autant nous défendre tout de suite de publier des romans ! »

Il redoute un effet boule de neige : la multiplication des procès, la paralysie des éditeurs, la destruction de livres déjà imprimés. Ce précédent met en péril l’économie même de l’édition moderne.

3. Un enjeu juridique collectif

Ce procès, pour Zola, dépasse sa personne : il soulève une question de fond. Le nom propre, utilisé sans intention malveillante et sans ressemblance avec la personne réelle, peut-il être protégé au point d’interdire son usage littéraire ?

« Ce serait la fin d’une littérature. »

Zola réclame une jurisprudence claire, un cadre juridique applicable à tous, et non des décisions au cas par cas selon le statut social du plaignant.

4. Une attaque contre son honneur et son œuvre

Face à la plaidoirie virulente de l’avocat M. Rousse, Zola contre-attaque. Il juge indigne l’emploi d’extraits tronqués de son roman, utilisés pour le calomnier en public.

« On veut me convaincre d’être un homme indéfiniment. »

Il rappelle la dimension morale de son œuvre : Pot-Bouille est une critique de la bourgeoisie hypocrite, non une œuvre obscène. Il accuse ses adversaires d’ignorer ou de détourner son intention éthique et littéraire.

5. La solitude de l’écrivain traîné devant les tribunaux

Zola finit par confesser son découragement. Il refuse de faire appel, se disant lassé de jouer les Don Quichotte littéraires dans un monde bourgeois qui ne veut pas entendre ses raisons.


Analyse critique

1. Un plaidoyer pour la liberté du romancier

Les lettres de Zola forment un manifeste pour l’autonomie du créateur réaliste. Il y revendique un usage libre des noms issus de la société, à condition de ne pas diffamer, ni caricaturer de manière identifiable une personne réelle.

Il s’oppose ainsi à une lecture littérale des textes, qui confond fiction et attaque personnelle. Il défend l’idée que le réalisme ne saurait exister sans une part de ressemblance avec le monde social, y compris dans les noms.

2. Une stratégie argumentative rigoureuse

Le raisonnement de Zola s’appuie sur :

  • l’expérience concrète (cas précédents, lettres reçues) ;

  • la logique juridique (qu’est-ce qu’un nom ? un bien ? une propriété ? une fiction ?) ;

  • l’ironie (procès en chaîne, dérive absurde) ;

  • le pathétique contrôlé (l’acharnement, le découragement).

Il renverse les positions : le plaignant se présente comme la victime, mais c’est le romancier, dit-il, qui est exposé, traîné dans la boue, calomnié.

3. Une posture d’écrivain engagé et isolé

Zola se met en scène en écrivain sacrifié, incompris, seul contre tous : les juges, les notables, la presse, les académiciens, même les autres écrivains. Il dénonce une cabale morale et sociale contre lui, dans une France étroite et conservatrice.

On trouve ici les prémices de l’intellectuel en lutte, rôle que Zola assumera pleinement dix ans plus tard avec l’affaire Dreyfus.

4. Une attaque contre la morale bourgeoise

Au fond, ce n’est pas seulement une affaire de nom. C’est la morale sociale de Zola qui dérange : la dénonciation des hypocrisies, des compromissions, des faux-semblants. Ses adversaires veulent faire taire une littérature qui les gêne.

Zola rejette la confusion entre peinture du vice et apologie du vice. Il revendique sa volonté de montrer pour réformer.


Conclusion

Ces lettres composent un ensemble remarquable, à la fois intervention politique, réflexion littéraire, analyse juridique, et cri du cœur d’un écrivain blessé.

Zola y défend la liberté de nommer, c’est-à-dire le droit d’écrire vrai, dans un monde de censure mondaine et judiciaire. Il y expose aussi, avec passion, la responsabilité morale de l’écrivain : celle de ne pas flatter, mais de révéler — au risque d’être jugé.


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Pour rappel voici ce qu'écrivait Octave Uzanne en juin de la même année dans la même revue.


Pot-Bouille, par Emile Zola. Paris, Charpentier. 1 vol. in-18. - Prix : 3 fr. 50. (*)

En admettant que je veuille, avec un grand sérieux de critique, rendre compte du nouvel ouvrage de M. Zola, je me verrai bien embarrassé, car, de bonne foi, la lecture de Pot-Bouille ne laisse rien autre chose dans la cervelle que le nauséabond limon des immondices complaisamment balayées en tas par ce sinistre ramasseur de bouts de documents humains. Si ce livre, pour tout vrai Parisien, n'était imbécilement ridicule, il serait odieusement ignoble. La presse entière n'a soufflé mot d'une pareille production vomie au coin de la borne par un homme de talent qui n'a plus ni décence, ni bon sens, ni estomac. Ce spectacle est attristant ; on ne peut quêter en faveur de M. Zola que la pitié, puisque les gros sous lui arrivent et achèvent de l'aveugler sur sa pitoyable situation actuelle.
Lise Pot-Bouille qui voudra, et qui voudra nous dise s'il est permis de résumer une telle chose, - mal conçue, mal bâtie, mal écrite, avec tout le sans-façon d'un gros entrepreneur qui ne fait plus que des affaires hâtives et lucratives. - Saluons à l'américaine Zola : Money making author !


[OCTAVE UZANNE]


(*) Le LivreBibliographie moderne, livraison du 10 juin 1882, p. 364


Publié le 22 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

samedi 21 juin 2025

La Faustin, par Edmond de Goncourt. 1 vol. in-18. Paris, Charpentier. — Prix : 3 fr. 50. Compte rendu signé O. (Octave Uzanne) publié dans la revue Le Livre (10 mars 1882).


La Faustin, par Edmond de Goncourt. 1 vol. in-18. Paris, Charpentier. — Prix : 3 fr. 50.

Il est peu de livres dans ces derniers temps, — si nous exceptons Pot-Bouille en feuilleton et les productions en général du « tam-tamiste » Barnum Zola, — il est peu d’ouvrages qui aient soulevé plus de polémiques, de critiques acerbes, de remarques et de plaisanteries que cette fameuse Faustin, d’Edmond de Goncourt, qui fut d’abord accueillie au Voltaire et lancée dans le public avec grand tapage, à l’encontre même du sentiment de l’auteur, qui est bien l’écrivain le plus modeste et le moins associé de grosse réclame que l’on puisse trouver en ce temps d’américanisme des lettres.

Toutes ces critiques de la presse sont, à notre avis, excessives et brutales : Edmond de Goncourt est au premier chef un artiste dans la belle acception du mot. Il a écrit ce livre avec toutes ses délicatesses, ses sensations profondes et à l’aide de ses documents minutieusement amassés. Il l’a rêvé lentement dans les langueurs troublantes des conceptions qu’on aime à promener en soi, il a porté cette œuvre en lui comme ces vrais écrivains qui jouissent de l’enfan­ture cérébrale et qui veulent mettre au monde un livre venu bien à terme. Aussi sa Faustin, quoi qu’on dise, en dépit des imperfections inhérentes à tout homme et à toute œuvre, restera un des bons romans de cette époque, où la littérature s’éparpille et se gaspille au lieu de se grouper et d’être une comme en 1830.

Le tort du directeur du Voltaire, et aussi de l’édi­teur, est d’avoir porté la Faustin, bien avant son appa­rition, sur les tréteaux de la grosse réclame. M. de Goncourt est un délicat qui ne sera jamais compris que par des raffinés de délicatesse ; il ne peut être livré à la foule, et, malgré le nombre très respectable d’éditions qui se sont succédé rapidement en moins d’un mois, nous pensons que la majorité des lecteurs n’aura pas eu le sens et le tact assez fins pour appré­cier ce roman moderne comme il le mérite.

« Quand je vois des gens grossiers se mêler d’a­mour, s’écrie Chamfort, je suis tenté de dire : “De quoi vous mêlez-vous ? du jeu, de la table, de l’ambition à cette canaille !” Qu’on remplace le mot amour par le mot littérature, et la véhémente apostrophe de Chamfort restera aussi belle dans son mépris souverain. »

Nous n’analyserons pas ici la Faustin, cette co­médienne amoureuse, à la fois troublante et troublée que l’auteur nous montre dans la fange de ses atta­ches originelles et dans son monde de cabotinage, pour mieux nous la peindre dans ses fièvres d’amour et ses hantises de tragédienne. — L’œuvre se tient et reste poignante. — Qu’importent les inexactitudes de détails et les fausses peintures d’accessoires que l’on reproche à M. de Goncourt. Nous ne voulons voir que l’ensemble, que la vigueur de touche, que le brio de la facture et la lumière générale du tableau. La critique n’épluche que ce qu’elle ne peut entamer par le fond.

O.

(pour Octave Uzanne)


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Troisième année, Troisième livraison, 10 mars 1882, pp. 142. L'article est signé O. (Octave Uzanne lui-même).


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Résumé

L’article rend compte de l’accueil polémique réservé à La Faustin, roman d’Édmond de Goncourt publié chez Charpentier. Malgré un succès éditorial rapide (plusieurs éditions en moins d’un mois), le roman a été l’objet de vives critiques dans la presse, jugées ici excessives, brutales et souvent injustes. Le critique défend l’auteur contre ces attaques, soulignant la finesse, la délicatesse et la profondeur de sa démarche artistique. Il critique au passage la stratégie éditoriale du Voltaire et de l’éditeur, qui ont « porté la Faustin sur les tréteaux de la grosse réclame », trahissant selon lui la nature même de l’œuvre.

Sans entrer dans une analyse détaillée du roman, le texte évoque Faustin, comédienne à la fois sensuelle et tourmentée, plongée dans un univers de cabotinage et de passion. Malgré certaines faiblesses de détail reprochées à Goncourt, l’œuvre est jugée solide, sincère, poignante, et méritant l’attention de lecteurs raffinés plutôt que du grand public. La critique est accusée de s’attarder sur la surface sans saisir l’essence profonde du livre.


Analyse critique

Ce texte est à la fois une défense d’un auteur injustement attaqué et une réflexion sur la réception littéraire à l’époque du sensationnalisme médiatique. En comparant Goncourt à un artiste véritable, le critique oppose la « littérature moderne » à la « littérature de réclame », incarnée notamment par Zola et son succès tapageur. Il dessine en creux une opposition entre l’œuvre d’art sincère, longuement méditée, et les produits du feuilleton ou du battage commercial.

La Faustin est présentée comme un roman cérébral, né d’un lent mûrissement, nourri de documents et d’introspection, que le public n’aurait pas su reconnaître à sa juste valeur. Le recours à Chamfort, en fin d’article, renforce cette posture élitiste et méprisante envers la vulgarité supposée du lectorat de masse, jugé incapable d’apprécier la vraie littérature. Ce plaidoyer pour la subtilité et la « littérature pour les délicats » est aussi une défense de la modernité littéraire contre les jugements hâtifs.

Le passage final assume une vision formaliste et impressionniste de la critique : il importe moins d’analyser les détails ou les erreurs que de juger « l’ensemble », la force d’expression, la lumière, la composition — autrement dit, la cohérence esthétique de l’œuvre. Cette position anticipe des critères qui seront chers à la critique d’art du XXe siècle.


Publié le 21 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

Rimes de joie, par Théodore Hannon, avec une préface de J.-K. Huysmans, un frontispice et trois gravures à l’eau-forte de Félicien Rops. 1 vol. in-8° sur papier de Hollande. Bruxelles, Gay et Doucé, 1881. Compte rendu publié dans Le Livre (10 janvier 1882), signé H. M. (Octave Uzanne ?).


Rimes de joie, par Théodore Hannon, avec une préface de J.-K. Huysmans, un frontispice et trois gravures à l’eau-forte de Félicien Rops. 1 vol. in-8° sur papier de Hollande. Bruxelles, Gay et Doucé, 1881.

Le volume de M. Th. Hannon s’ouvre par une préface de M. Huysmans. Avant de parler de l’ouvrage lui-même, il ne sera peut-être pas sans intérêt de dire quelques mots de cette introduction.

L’auteur de la préface est, on le sait, un des plus fervents adeptes du naturalisme ; il est donc tout simple qu’il ait expliqué là ses goûts et ses idées sur la poésie. Aussi cette préface est-elle curieuse à tous les points de vue. C’est une profession de foi naturaliste. À vrai dire, il vaudrait mieux prêcher d’exemple comme l’a fait M. Guy de Maupassant en publiant son volume sous le titre de : Des Vers.

Après avoir dit son fait au romantisme, M. Huysmans tombe à bras raccourci sur les parnassiens. On ne voit pas bien la nécessité de cet éreintement ; le Parnasse, de l’aveu même de l’auteur, est mort et bien mort. À quoi bon s’acharner sur un cadavre ? — J’avouerai, d’ailleurs, que les coups portés par M. Huysmans me semblent tous tomber à faux. En médisant — je ne dis pas en calomniant — en médisant des romantiques, il en excepte Victor Hugo ; en médisant des parnassiens, il en excepte Coppée, Soulary et Sully-Prudhomme. Mais à ce compte-là, tout le monde est d’accord. En médisant des naturalistes, tout homme sensé doit en excepter M. Zola. Ce n’est pas le genre qui est mauvais, c’est l’école. Il est incompréhensible que nous en soyons encore là : qu’il nous faille un maître d’école. Il est incroyable qu’un homme intelligent se mette de bon gré à la remorque d’un autre homme, quelque supérieur qu’il soit. Cela est incroyable, mais cela est. Hier, c’était Victor Hugo qui tenait les rênes, aujourd’hui c’est M. Zola. Tous les deux sont des génies ; mais les génies ne rayonnent pas, ne se dédoublent pas. Tous les deux, malheureusement, ont une école : voilà l’église, voilà le dogme, hors de là, point de salut. La vérité vraie : c’est que le maître est tout et que les disciples ne sont rien. Il serait vraiment trop facile de tomber le romantisme en s’écriant : Les romantiques ne valent rien, voyez plutôt Amédée Pommier. Ce n’est pas jouer franchement. — M. Huysmans traite Th. de Banville de funambule désarticulé, d’acrobate souple ; outre que cela n’est pas nouveau, cela n’est pas vrai. M. Huysmans dédaigne Jean Richepin, ce qui prouve qu’il est difficile, et l’accuse d’imiter Villon et d’autres. Certainement, il serait préférable de n’imiter personne ; mais en tout cas il vaut mieux pour un poète imiter Villon que M. Zola. Il n’y a guère que Glatigny et Baudelaire qui trouvent grâce devant la plume sévère de M. Huysmans. Mais il glorifie Baudelaire d’avoir rendu le vide immense des amours simples. Non, là, vraiment, je n’y comprends plus rien. Je croyais que justement le principe du naturalisme était de rendre ce qui est naturel. L’a-t-on assez plaisanté, ce pauvre romantisme sur sa manie de ne s’occuper que des exceptions ? Et voilà que les naturalistes nous parlent du vide immense des amours simples. Ce sont donc les amours pas simples qui sont les amours naturelles ? On demande des éclaircissements.

En résumé, la préface de M. Huysmans nous paraît un non-sens au point de vue naturaliste.

Quant au volume de M. Th. Hannon, il n’est pas naturaliste du tout. Le vers y procède évidemment de Baudelaire et de Th. Gautier, comme il est dit dans la préface ; mais il garde une dose d’originalité très suffisante ; et nous conviendrons bien volontiers que ce volume est l’un des recueils de vers les plus intéressants qui aient paru depuis des années. La forme est bien dessinée ; le vers est ferme et plein. La rime, presque toujours inattendue, sonne dure et franche au bout du vers. Il y a là, très certainement, un tempérament. Le fond, l’idée m’enthousiasme moins que la forme. M. Hannon est un oseur ; il est à regretter seulement qu’il n’ait pas osé dans toutes ses pièces. Quelques-unes ne sont pas suffisamment claires. Mais il y en a de fort belles et de fort originales, telles que Maigreurs, Buveuses de phosphore, etc. — Revenons à la forme qui est la chose capitale en poésie.

M. Th. Hannon, dans ses Rimes de joie, use largement du néologisme. Rien de mieux quand le néologisme est justifié ; mais, malheureusement, il ne l’est pas toujours dans les vers dont nous nous occupons. L’auteur nous parle d’attirances, de seins introublés et... rondis, d’yeux d’une sombreur étrange, de machine tintamarraunt, de vent qui s’encolère, de girouette qui s’endiable, etc., etc. — Passe pour les attirances, les encolère, les sombreur et d’autres ; mais pour les rondis, je proteste.

En somme, le volume de M. Th. Hannon est à lire et à méditer. Il indique un effort sérieux et un tempérament poétique peu ordinaire. Il y a longtemps — depuis la Chanson des gueux peut-être — que nous n’avions vu un recueil de vers aussi plein de promesses.

Pourvu seulement que l’auteur n’aille pas s’inspirer des idées émises dans la préface par M. Huysmans, qui est un excellent romancier sans doute, mais qui paraît être un pitoyable conseiller, pour un poète !

Plusieurs eaux-fortes de Rops illustrent cet ouvrage. Nous nous réservons de parler un jour de cet étonnant illustrateur, Félicien Rops, dont le talent confine, presque au génie, tant il est personnel, satirique et empreint d’un sentiment d’art des plus élevés. C’est un maître à placer sur le même rang que Gavarni, et nous lui consacrerons une étude entière dans la première partie du Livre parmi les illustrateurs du siècle.

H. M.


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Troisième année, Première livraison, 10 janvier 1882, pp. 24. L'article est signé H. M. (peut-être Octave Uzanne lui-même, sans certitude, bien que le ton soit proche du sien et qu'il se pose en rédacteur en chef de la revue Le Livre).


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Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé :

L’article commence par évoquer la préface de J.-K. Huysmans, fervent naturaliste, qui y expose ses idées sur la poésie. L’auteur de la critique s’étonne de la virulence de Huysmans envers le romantisme et le Parnasse, et souligne l’incohérence de ses positions : il condamne des écoles entières tout en sauvant quelques exceptions (Victor Hugo, Coppée, Sully-Prudhomme, etc.), ce qui affaiblit sa thèse. Il déplore aussi l’esprit de chapelle du naturalisme et la tendance à ériger des dogmes littéraires autour de figures dominantes comme Zola.

La préface est jugée contradictoire, voire absurde, notamment lorsque Huysmans loue Baudelaire pour avoir su « rendre le vide immense des amours simples », formule qui semble contredire le réalisme naturaliste. Le critique conteste également les attaques contre Banville et Jean Richepin, et souligne que, s’il est difficile d’imiter Villon, il vaut mieux cela que d’imiter Zola.

Concernant le recueil de vers Rimes de joie, l’auteur salue la vigueur de la forme, la fermeté du vers, la surprise des rimes et l’originalité de certaines pièces. Hannon y est décrit comme un « oseur », même s’il n’ose pas toujours assez. Il use largement de néologismes — parfois heureux (attirances, sombreur), parfois contestables (rondis). Certaines pièces comme Maigreurs ou Buveuses de phosphore sont jugées brillantes.

Le critique considère enfin que Hannon fait preuve d’un tempérament poétique rare et qu’on n’avait pas vu, depuis la Chanson des gueux, un recueil aussi plein de promesses. Il met cependant en garde contre l’influence néfaste que pourrait exercer Huysmans, estimant que ce dernier, bien que romancier remarquable, est un très mauvais guide pour un poète. Il termine en annonçant une future étude sur Félicien Rops, illustrateur du livre, qu’il tient pour un maître.


Analyse critique :

Ce compte rendu est un exemple particulièrement révélateur de la complexité des tensions esthétiques dans les années 1880, où naturalisme, symbolisme, décadentisme et post-romantisme s’affrontent. Le critique, probablement hostile à l’orthodoxie naturaliste, y livre une attaque assez mordante contre Huysmans, qu’il accuse d’ériger des écoles là où il faudrait simplement juger les œuvres.

L’un des reproches majeurs est l’incohérence d’une posture de rejet global (contre les romantiques ou les parnassiens), aussitôt contredite par des exceptions. L’argument central est qu’aucun genre n’est mauvais en soi, mais que c’est l’esprit d’école et la vassalisation intellectuelle à une figure dominante (ici Zola) qui nuisent à la littérature.

La défense de Théodore Hannon repose surtout sur son originalité formelle, sa virtuosité rythmique, son audace lexicale, et une certaine audace de ton. Le critique préfère saluer un tempérament que condamner des imperfections passagères. Sa critique des néologismes témoigne d’un goût pour l’innovation maîtrisée : il accepte sombreur mais rejette rondis, estimant que la nouveauté ne doit pas être gratuite.

Enfin, la critique souligne l’importance du livre comme événement poétique dans la décennie, tout en émettant une mise en garde contre les influences doctrinaires, qui menaceraient la liberté créatrice du poète.


Publié le 21 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

Une Campagne (1880-1881), par M. Émile Zola. 1 vol. in-8. — Prix : 3 fr. 50. G. Charpentier, éditeur. Article signé Armand d'Artois (A. d'A.) publié dans la revue Le Livre (10 mai 1882).


Une Campagne (1880-1881), par M. Émile Zola. 1 vol. in-8. — Prix : 3 fr. 50. G. Charpentier, éditeur. (*)

En recevant le nouveau livre publié par M. Émile Zola, sous ce titre qui rappelle les plus mauvais jours de notre histoire, — je veux parler de la campagne de 1870-1871, — je me suis imaginé que l’auteur des Rougon-Macquart, devenu commandant d’un corps d’armée, éprouvait le besoin de nous raconter ses prouesses militaires dans une guerre quelconque, en Indo-Chine ou chez les Kroumirs introuvables, ni plus ni moins que nos vrais généraux pendant la guerre franco-prussienne, lesquels firent paraître d’énormes volumes pour nous prouver, — ce que nous savions trop bien, hélas ! — qu’ils avaient été battus dans les règles. Cette imagination n’était pas si folle qu’elle pouvait le paraître au premier abord. A cela près qu’il n’y a eu personne de mort, la Campagne que nous conte M. Émile Zola rappelle celle de nos généraux. C’est en effet le récit des combats livrés par l’auteur de Pot-Bouille, un peu à tort à travers, et malheureusement pour lui sans succès définitif, que je retrouve dans ce fort volume de 400 pages.

Dans sa préface, M. Zola dit modestement : « Je n’ai jamais voulu être que le soldat le plus convaincu du vrai. » C’est juger le procès par avance et décider que la cause qu’il soutient est celle de la vérité absolue. Malgré cette affirmation il est permis d’en douter. J’aurais préféré qu’il dît simplement : de ce que je crois la vérité. Cependant ne le chicanons pas trop là-dessus. Le naturalisme sera peut-être la vérité de demain. Je le regretterais pour ma part ; mais quoi ? mon humble opinion ne fera rien à l’affaire.

J’avoue que la nécessité de réunir en volume les articles que M. Zola a écrits, durant un an, dans le Figaro, ne me paraît pas absolument démontrée. C’est attacher un singulier prix à tout ce qui émane de soi que de donner la forme du livre à un recueil d’improvisations courantes, lesquelles ont pu avoir quelque valeur — fût-ce une valeur d’actualité — à l’époque où elles ont été écrites, mais qui, lorsqu’on les relit à un an de distance, n’ont plus aucun intérêt, si ce n’est celui que l’auteur touche en passant à la caisse de son éditeur. J’espère pour M. Zola que cet intérêt sera conséquent.

Quoi qu’il en soit, esclave de mon sacerdoce, j’ai relu consciencieusement les quarante articles dont se compose le volume, et si je n’ai pas été enthousiasmé, du moins dois-je reconnaître que parmi un trop grand nombre de feuilles inutiles, il s’y trouve quelques pages intéressantes. Un homme très fort, les Trente-six républiques, l’Encre et le Sang, Futur ministre sont de bons articles de journal. Mais encore une fois valent-ils la peine de ressusciter un livre ? Je persiste à ne pas le penser.

A. d’A.

(Armand d'Artois)


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Troisième année, Cinquième livraison, 10 mai1882, pp. 299-300. L'article est signé A. d'A., pour Armand d'Artois qui collaborait avec Uzanne pour cette revue.


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Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé du texte

Le critique examine Une Campagne (1880-1881), recueil de 40 articles qu’Émile Zola publia dans Le Figaro et qu’il réunit ensuite en volume. Le titre évoquant une « campagne » militaire trompe d'abord le lecteur : il ne s'agit pas d'une guerre au sens propre, mais d'une lutte idéologique et littéraire. Le critique ironise sur cette analogie, comparant Zola à un général malheureux racontant ses défaites, comme les généraux de 1870.

Dans sa préface, Zola affirme n’avoir voulu être que le « soldat du vrai », ce que le critique conteste, préférant qu’il dise défendre ce qu’il croit être vrai plutôt que de revendiquer une vérité absolue. Il s'interroge aussi sur la légitimité d'une publication en volume d'articles de presse d’actualité, jugeant leur valeur passagère et doutant de leur intérêt littéraire à distance d’un an.

Malgré cette critique sévère, l’auteur concède que certains articles comme Un homme très fort, Les Trente-six républiques ou Futur ministre sont de bons textes journalistiques. Mais il persiste à penser que cela ne suffit pas à justifier leur réédition en livre.


Analyse critique

Ce compte rendu, signé « A. d’A. », témoigne d’un scepticisme marqué vis-à-vis du projet de Zola. Il s’inscrit dans une critique plus large du naturalisme et de l’ambition zoléenne à vouloir incarner « la vérité ». Le ton est ironique, parfois mordant, et révèle une posture critique vis-à-vis de l'autorité intellectuelle que Zola entend exercer dans le champ littéraire et politique.

Plusieurs points méritent attention :

  • Méfiance envers la prétention à la vérité : Le critique refuse de concéder à Zola le rôle de porte-voix de la vérité, préférant la modestie d'une opinion subjective. Ce refus d’une vérité littéraire ou journalistique unique vise directement le naturalisme tel que Zola le conçoit.

  • Critique de la valeur littéraire du recueil : Pour le critique, transformer des articles d’actualité en livre semble une opération commerciale douteuse. Il met en cause la pérennité et la profondeur de ces textes, n’y voyant qu’un intérêt temporaire.

  • Reconnaissance partielle : Malgré sa sévérité, le critique reconnaît que certains articles se détachent par leur qualité, mais il les juge noyés dans un ensemble trop inégal et trop verbeux.

  • Un Zola assimilé aux généraux vaincus de 1870 : L’image d’un écrivain en guerre contre ses adversaires, mais sans victoire éclatante, contribue à une mise en scène ironique de Zola comme « général littéraire » battu, malgré sa rhétorique combative.


Conclusion

Ce texte critique, tout en étant érudit et d’une plume agile, révèle les résistances de certains contemporains face au projet naturaliste et à l’essor de la figure de l’intellectuel engagé incarné par Zola. Il illustre aussi les débats sur la frontière entre littérature et journalisme, sur la légitimité de l’écrit périodique dans l’édition de livre. Si Zola s’y pose en combattant de la vérité, ce critique, lui, se présente en modeste veilleur de l’intérêt littéraire.


Publié le 21 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

jeudi 19 juin 2025

Émile Zola. — Notes d’un Ami, par Paul Alexis. Paris, Charpentier, 1 vol. in-18. — Prix : 3 fr. 50. Compte rendu dans Le Livre (10 mars 1882). Article signé L. D. V. (Octave Uzanne).

 

Émile Zola. — Notes d’un Ami, par Paul Alexis. Paris, Charpentier, 1 vol. in-18. — Prix : 3 fr. 50.

Lorsque l’an passé, dans le supplément littéraire du Figaro du 12 mars, M. Paul Alexis donna des fragments du volume qu’il publie aujourd’hui, je pus m’apercevoir avec quelle étrange naïveté ces Notes d’un Ami étaient rédigées et de quelle manière pesante et ridicule le disciple distribuait la louange au maître naturaliste. Jamais le pavé de l’ours ne fut manié avec plus de prétention à la gracieuse tendresse et ces notes intimes feront rire nos petits-neveux, à l’exemple d’un Calino écrivant les mémoires de son patron. Ce livre est d’une ingénuité exquise, soit qu’il traite des origines de Zola et de son enfance à Aix, soit qu’il montre le grand homme à ses débuts dans la vie littéraire. Franchement, les plaisantins de la presse ; comme disent ces messieurs de Médan, ont beau jeu à faire rire leurs contemporains avec les trésors recueillis à chaque page de ce livre ; c’est à croire que le sieur de La Palisse ait été acquis au naturalisme et engagé spécialement pour la biographie du père de Nana. M. Alexis est à croquer lorsqu’il conte le plus sérieusement du monde que Zola, dans la première enfance, prononçait les t pour les c et qu’il disait : Tautitton pour saucisson. « Un jour pourtant, écrit le mémorialiste, vers quatre ans et demi, dans un moment d’indignation, il proféra un superbe : cochon ! Son père, ravi, lui donna cent sous. »

À combien le mot cher à M. Margue était-il donc tarifé ?

Plus loin, M. Alexis parlant de la Curée, s’écrie :

« Pour écrire ce roman, Zola eut à surmonter un ordre de difficultés tout nouveau, contre lequel il ne s’était pas encore buté jusqu’à ce jour. En effet, la Curée se passe entièrement dans le très haut monde de l’Empire, dans un milieu luxueux où lui n’avait jamais pénétré. Il fallut donc à l’auteur beaucoup de perspicacité et de divination pour arriver à dépeindre sans erreur grossière ces régions ignorées. Il se donna beaucoup de mal. Rien que pour la question voitures, il dut aller interroger deux ou trois grands carrossiers et prendre vingt pages de notes. Pour décrire l’hôtel de Saccard, il se servit de l’hôtel de M. Ménier, à l’entrée du parc Monceau ; mais, ne connaissant pas alors M. Ménier, il ne prit que l’extérieur. Plusieurs années après, étant allé aux soirées de M. Ménier, Zola regretta de n’avoir pas vu autrefois l’intérieur, bien plus typique que ce qu’il avait dû imaginer. »

Pavé de l’ours ! voilà bien de tes coups !

Lorsque M. Paul Alexis aborde la critique et M. Zola et qu’il constate amèrement que les grands hommes de science ne se sont pas encore occupés de M. Zola, qui n’a été livré qu’aux critiques de la presse ordinaire, il devient irrésistible. Mais la perle du volume est assurément dans le passage relatif aux lettres reçues par l’auteur des Rougon-Macquart ; ces correspondances inventoriées par à peu près, ces prêtres qui se fient au créateur de l’Abbé Mouret, ces jeunes femmes « rêveuses, sentimentales », qui « flirtent » dans leurs épîtres, sans se douter que « leurs effusions, dit le biographe, passeront sous les yeux de Mme Zola » ; tout cela est du dernier comique bourgeois.

Que dire des vers inédits de M. Émile Zola qui terminent le volume ? Ils nous révèlent un collégien qui pastiche assez piteusement Alfred de Musset et servent à prouver que Zola naturaliste vaut encore mieux que Zola romantique. C’est que l’épicerie et la sottise, ces « idéals » du naturalisme, étaient les plus grands épouvantails du fier romantisme.

Un dernier mot : M. Alexis invoque souvent Balzac comme l’initiateur de l’école actuelle. Il faut bien le redire, cependant, rien n’est plus faux et révoltant : M. Zola ne continue Balzac que comme la rue de Pantin continue la rue Lafayette — Et encore ! le mot de Voltaire relatif à Desfontaines serait-il plus juste dans son image scatologique.

L. D. V.

pour Louis de Villotte
(c'est-à-dire Octave Uzanne)


(*) Ce compte rendu a été publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne (Troisième année, Troisième livraison, 10 mars 1882, page 148. L'article est signé L. D. V. (d'après nos relevés cette signature cache le pseudonyme de Louis de Villotte qui n'est autre qu'Octave Uzanne lui-même).

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Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Le critique, moqueur et acerbe, s’attaque ici au livre de Paul Alexis, proche de Zola et membre du groupe de Médan. Il présente ces Notes d’un ami comme un recueil maladroit de flatteries et de souvenirs naïfs, voire risibles. Dès les premiers extraits parus dans le Figaro, l’auteur de la critique relève la "naïveté étrange" du style et le ridicule des louanges adressées au "maître naturaliste".

L’ouvrage est présenté comme une série d’anecdotes domestiques ou enfantines sur Zola — comme son incapacité d’enfant à prononcer certains mots — qui virent au grotesque et prêtent à rire. Alexis est comparé à un valet ou un "Calino" (personnage niais) écrivant les mémoires de son patron. L’accumulation des détails biographiques (par exemple : Zola appelait le saucisson "tautition") est jugée sans intérêt et risible.

Le critique s’attarde aussi sur un passage où Alexis explique combien Zola a eu du mal à écrire La Curée : étranger au monde qu’il dépeint, il aurait dû se livrer à de longues enquêtes sur les voitures ou les hôtels luxueux. Cette anecdote est tournée en ridicule.

Les passages les plus virulents se trouvent dans la dernière partie, où sont raillées les lettres de lecteurs admirateurs envoyées à Zola, notamment celles de jeunes femmes exaltées. On raille également les vers inédits de Zola, jugés pitoyables pastiches de Musset, et le fait que Zola se revendique de Balzac, ce que le critique rejette violemment : Zola, selon lui, prolonge Balzac comme Pantin prolonge la rue Lafayette (c’est-à-dire médiocrement).


Analyse

Cette critique constitue un exemple éloquent de la violence polémique dont Zola a pu être l’objet, et surtout de la dérision à laquelle ses soutiens comme Paul Alexis étaient exposés. Le texte mêle le ton satirique, l’ironie bourgeoise, et la moquerie cultivée.

1. Une caricature du zélateur

Le critique s’attaque moins à Zola lui-même qu’au ton de dévotion excessive adopté par Alexis. Il le décrit comme un disciple grotesque, confondant la chronique intime avec l’hagiographie ridicule. Cela vise aussi à discréditer le groupe de Médan dans son ensemble, présenté comme une petite chapelle d’adorateurs aveugles.

2. Zola, cible d’un rejet social

Le texte insiste à plusieurs reprises sur la "naïveté bourgeoise" ou la "platitude comique" du naturalisme. En ce sens, il exprime une hostilité de classe : Zola, fils d’ingénieur provincial, autodidacte, devient la figure de l’écrivain "arrivé", mais sans les codes aristocratiques du bon goût. Il est ridiculisé lorsqu’il cherche à représenter des milieux sociaux qu’il ne connaît pas (La Curée), et ses efforts d'enquête sont tournés en dérision.

3. Attaque contre l’esthétique naturaliste

La critique de ses vers (jugés mièvres) et le contraste entre "Zola naturaliste" et "Zola romantique" est révélatrice : Zola n’est, pour le critique, ni poète ni styliste. Le naturalisme est perçu comme une idéologie de "l’épicerie et la sottise", opposée à la grandeur du romantisme. Ce jugement de goût a une portée esthétique et politique.

4. Le rejet de la filiation avec Balzac

Enfin, l’un des griefs les plus violents concerne la prétention de Zola à poursuivre l’œuvre de Balzac. Le critique rejette catégoriquement ce lien, avec une formule cinglante et célèbre :

"M. Zola ne continue Balzac que comme la rue de Pantin continue la rue Lafayette."

La comparaison géographique tourne Zola en dérision en le situant en périphérie du génie.


Conclusion

Cette recension témoigne du climat polémique autour de Zola et du naturalisme au tournant des années 1880. L’auteur adopte une posture conservatrice, héritée du romantisme et d’un idéal littéraire fondé sur l’élégance, la mesure, et l’indépendance d’esprit. Zola et son entourage apparaissent ici comme les promoteurs d’une littérature perçue comme mécanique, arrogante, et dépourvue de grandeur. C’est une pièce à charge, mais révélatrice des tensions idéologiques et esthétiques de l’époque.


Publié le 19 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com